Dès l’entrée dans la basilique d’Argenteuil, le tumulte du monde s’efface. Là, dans le chœur baigné d’une lumière ambrée, s’élève une silhouette sobre et majestueuse : la Sainte Tunique. Présenté dans un imposant reliquaire de bois doré, le textile brun marqué par les siècles semble flotter entre ciel et terre et capte tous les regards. Selon la tradition chrétienne, il s’agit du vêtement que le Christ a porté depuis le soir du Jeudi saint jusqu’à sa mort sur la croix, avant d’être tiré au sort par les soldats romains, comme le rapportent les Évangiles.
Habituellement, la tunique est conservée, soigneusement pliée, dans un reliquaire plus discret, installé dans une chapelle latérale de la basilique. À de très rares occasions, elle est déroulée et offerte au regard du public. C’est le cas cette année, où elle est exposée à la vénération des fidèles depuis le 18 avril et jusqu’au 11 mai. « Pour nous, c’est un rappel saisissant de la Passion du Christ. Elle renvoie non seulement au chemin de croix, mais aussi aux heures qui l’ont précédé : la condamnation par Pilate, la comparution devant le Grand Sanhédrin, l’arrestation au jardin des Oliviers, et même l’institution de la Cène, la veille. En elle se concentre tout le mystère de la foi chrétienne : ce Dieu qui se donne, qui s’abaisse jusqu’à notre humanité, et qui, par amour, nous sauve », développe l’abbé Guy-Emmanuel Cariot, le recteur de la basilique.
Des analyses probantes
Mais au-delà de cet engouement, une question se pose : s’agit-il vraiment du vêtement que portait le Christ avant sa mort ? « Si l’histoire en perd la trace à plusieurs reprises, la science, elle, apporte les éléments nécessaires pour affirmer que cette tunique est bien celle que Jésus portait sur le chemin de croix, le 3 avril de l’an 33, avant sa crucifixion », affirme l’historien Jean-Christian Petitfils, auteur de La Sainte Tunique d’Argenteuil (Tallandier).
Les premières analyses scientifiques de la tunique remontent à 1892, à l’initiative de l’évêque de Versailles, Mgr Goux. Chimistes, médecins, spécialistes des manufactures des Gobelins et de Beauvais examinent l’étoffe. Ils découvrent qu’elle a été tissée de bas en haut en une seule pièce à l’aide d’un métier primitif, et que ses fils sont torsadés en Z, c’est-à-dire dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Une particularité qui renvoie à des tissus anciens retrouvés en Palestine et en Syrie au Ier siècle. Surtout, les analyses révèlent la présence de sang humain, dont les traces correspondent avec précision au récit de la Passion selon saint Jean, qui évoque la double peine infligée au Christ : la flagellation puis la crucifixion. « Cette double violence se retrouve sur la tunique elle-même : au dos, on distingue les marques laissées par le patibulum, la traverse de la croix que Jésus a portée, ainsi que des traces correspondant à environ 110 impacts de flagellation, infligés à l’aide d’un fouet à billes de métal, semblable au flagrum romain », souligne Jean-Christian Petitfils.
Les taches de sang coïncident avec celles du linceul de Turin
En 1997 et 1998, André Marion, chercheur à l’Institut d’optique d’Orsay, démontre grâce à un programme informatique que les neuf taches de sang relevées dans le dos de la tunique coïncident exactement avec celles du linceul de Turin. Des analyses attestent par ailleurs de la présence de pollens originaires de Méditerranée orientale : sur quinze identifiés, six se retrouvent aussi sur le linceul de Turin et sept sur le suaire d’Oviedo, un linge posé sur le visage de Jésus après sa mort. Ces analyses montrent en outre que ces trois linges portent le même groupe sanguin rare : AB. « Les reliques se parlent entre elles et invalident le rôle d’un faussaire », commente l’abbé Cariot. Certes, deux datations au carbone 14 effectuées en 2004 et 2005 l’ont située à une époque plus tardive. « Mais leurs résultats accusent un écart de 350 ans, entre 530 et 880, relève Jean-Christian Petitfils. L’exemple du linceul de Turin a déjà montré les limites de la datation au carbone 14. Cette méthode s’avère d’autant moins adaptée à la tunique d’Argenteuil dont les conditions de conservation et les manipulations successives ont altéré l’échantillon. »
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Car avant de parvenir à Argenteuil, la tunique a connu maintes péripéties. Après avoir été tirée au sort par les soldats romains, elle aurait été rachetée par les disciples du Christ. On en perd ensuite la trace jusqu’à sa réapparition en 591 à Jaffa, d’où elle est transférée à Jérusalem. Elle aurait gagné Constantinople au début du VIIe siècle, face aux menaces des invasions perses et musulmanes. « Les sources deviennent plus claires autour de l’an 801 : l’impératrice Irène aurait offert la tunique à Charlemagne, dans le cadre d’un projet d’union dynastique destiné à réconcilier l’Empire d’Orient et l’Empire d’Occident, relate Jean-Christian Petitfils. Elle serait arrivée à Argenteuil aux alentours de l’an 813 dans le monastère où Théodrade, la fille de Charlemagne, menait la vie religieuse. » Cachée à la fin du IXe siècle lors des invasions normandes, la Sainte Tunique ne refait surface qu’au milieu du XIIe siècle. En 1156, une ostension solennelle est organisée en présence du roi Louis VII. À partir de cette date, plusieurs souverains, dont saint Louis, viennent la vénérer. En 1567, pendant les guerres de Religion, la basilique est prise d’assaut et la relique doit à nouveau être dissimulée. Elle réapparaît au XVIIe siècle.
Une affluence record
Une nouvelle épreuve survient sous la Révolution. « En novembre 1793, craignant pour le sort de la tunique, le curé d’Argenteuil, François Ozet, la découpe en plusieurs morceaux, en confie des fragments à des paroissiens, puis enterre la plus grande partie dans le jardin de son presbytère, explique Jean-Christian Petitfils. Arrêté peu après, il ne retrouve sa liberté qu’en mai 1795. À sa libération, il s’empresse de récupérer la relique, mais celle-ci, restée dix-huit mois sous terre, est en mauvais état et certains fragments ne seront jamais retrouvés. » Au XIXe siècle, les ostensions reprennent. C’est en 1894, à l’occasion de l’une d’elles, que les vingt morceaux restants sont rassemblés et fixés sur un support de satin découpé en forme de tunique.
Cette année, l’abbé Guy-Emmanuel Cariot s’attend à une affluence record, pouvant atteindre un demi-million de visiteurs
En 1934, ils étaient près d’un million à venir se recueillir devant elle. Cette année, l’abbé Guy-Emmanuel Cariot s’attend à une affluence record, pouvant atteindre un demi-million de visiteurs. « Plusieurs signes laissent présager une forte fréquentation. En 2016, alors que la tunique était encore peu connue du grand public, 220 000 personnes s’étaient déplacées en seize jours. Cette année, l’ostension dure cinq jours de plus, les églises étaient pleines dès le mercredi des Cendres et le dimanche des Rameaux, et les inscriptions de groupes continuent d’affluer », note-t-il avant d’ajouter : « On ne peut pas toucher la tunique, mais on est touché par elle. Depuis dix ans que je suis ici, je vois les visiteurs repartir transformés, avec une paix intérieure, une joie profonde. »
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