Un champ de céréales en déshérence bordé par une ferme détruite par les bombardements. Le soleil, à son zénith, illumine les plaines de Chuhuyeve, petit village agricole perdu sur la ligne de front. À intervalles irréguliers, le bruit des obus, tirés par les artilleurs ukrainiens, vient perturber cette quiétude pastorale. Et puis, d’un coup, le bourdonnement d’un avion. Il s’approche, mais refuse de montrer sa carlingue. Le temps se fige, une nuée d’oiseaux prend son envol, animés par l’instinct de survie. Trois gigantesques explosions frappent alors le sol qui se met à trembler sur des centaines de mètres à la ronde. Des champignons de fumée s’élèvent d’un bois. « Cette fois, ils ont fait mouche ! » lâche un jeune fermier, le plus sereinement du monde. L’adolescent retourne à son tracteur. « Vous devriez quitter la zone, ça va tomber encore. » Message reçu.
Trois FAB-3000, des bombes planantes russes réputées pour leur puissance destructrice, viennent d’annihiler une position d’artillerie ukrainienne. Cette partie du front est la plus active de la guerre. Depuis huit mois, les Russes ont jeté leur dévolu sur Pokrovsk, une ville moyenne du Donbass, autrefois peuplée de 60 000 âmes, aujourd’hui réduite en cendres. Dans les campagnes alentour, les combats sont ultra-violents et les morts se comptent déjà en dizaines de milliers. Mais face aux incessantes vagues d’assaut russes, les Ukrainiens tiennent bon. Ces dernières semaines, ils sont même parvenus à reconquérir quelques villages autour de la ville ; des victoires tactiques coûteuses en vies, mais qui remontent le moral des troupes, épuisées par trois ans de guerre.
Pour tenir la zone, le haut commandement ukrainien a confié la tâche à la prestigieuse 59e brigade d’assaut mécanisée, des hommes d’élite, vétérans des batailles de Bakhmout et d’Avdiivka. À Petropavlivka, le bataillon d’élite Shkval, composé d’anciens prisonniers, nous donne rendez-vous. Assis sur le toit d’un Humvee, Bull, son nom de guerre, décrit les opérations de son unité. « C’est nous qui sommes chargés de nettoyer les tranchées russes », raconte le militaire, tout en rechargeant la mitrailleuse lourde qui trône sur le 4×4 américain. Leur job, le « plus effrayant » de la guerre, dixit Bull, consiste à approcher au plus près des positions ennemies, puis de les prendre d’assaut afin d’en éliminer les occupants. Une tactique qui rappelle celle des corps francs employés, en 1914-18, par les armées françaises et allemandes. Si les tranchées ont peu changé en un siècle – elles consistent toujours en un ensemble de boyaux creusés dans la terre et protégés par des sacs de sable –, les moyens employés pour les détruire n’ont plus rien à voir avec ceux de la Grande Guerre. « Quand on monte à l’assaut, on envoie d’abord des drones FVP taper les positions russes, puis les mortiers couvrent notre avancée. Et après ça, on finit le job », conclut Bull, satisfait d’avoir fini le pénible rechargement de la mitrailleuse.
« Nous nous battrons jusqu’au bout, avec ou sans les Américains »
Mais en direction de Pokrovsk, Russes et Ukrainiens ne sont pas à armes égales. Les premiers jouissent d’une supériorité de feu évidente, avec deux à trois fois plus de véhicules blindés et de soldats d’infanterie. Face à cette infériorité numérique, les Ukrainiens s’adaptent. Leur force ? Un « mur de drones » pour anéantir les assauts mécanisés lancés quotidiennement par l’armée russe. À quelques encâblures de Pokrovsk, les dronistes de la 59e brigade opèrent depuis des petites maisons abandonnées par les civils.
Tapis dans des caves, ces opérateurs sont les yeux de l’armée ukrainienne et le cauchemar des fantassins russes. De jour comme de nuit, ils pilotent ces petits engins volants chargés d’explosifs au cœur des lignes ennemies où ils sèment une mort certaine, une mort venue du ciel. « Il n’y a pas de différence entre tuer un Russe au fusil d’assaut ou au drone, la seule chose qui compte est l’anéantissement de l’ennemi », déclare Sytch, le commandant de l’unité. Dans leur arsenal, le « Vampire », surnommé « Baba Yaga » par les Russes, du nom d’une sorcière du folklore slave. Ce drone massif, conçu en Ukraine, est doté de capacités thermiques hors du commun. « La nuit, nous l’utilisons pour larguer des bombes sur les positions et véhicules russes. Il sert aussi à achever les blessés. » Dans le « Donbanistan », contraction de Donbass et d’Afghanistan, terme utilisé par les Ukrainiens en mémoire de la catastrophique incursion, en 1979, de l’armée soviétique en Afghanistan, la compassion pour l’ennemi n’a pas sa place.
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Car les soldats ukrainiens le savent, l’issue de la bataille de Pokrovsk sera décisive. Si la ville et ses alentours tombent, alors les Russes pourront s’ouvrir une voie vers l’oblast voisin de Dnipropetrovsk, particulièrement stratégique pour ses ressources minières. Ici, chaque mètre carré compte. Pas une friche ni un village n’est conquis par l’armée russe sans qu’elle ne subisse de lourdes pertes. Mais l’enfoncement du front ne peut être exclu. Derrière les lignes, des centaines de réseaux de tranchées, couplés à des rangées de barbelés, de fossés antichars et de dents de dragon déchirent le paysage steppique du Donbass où les discussions de paix entre Russes et Américains résonnent comme un lointain blabla diplomatique.

« Nous nous battrons jusqu’au bout, avec ou sans les Américains. » Le lieutenant-colonel Bogdan Shevchuk sort subitement d’un bois. Seul et sans escorte, il gare sa motocross à l’ombre d’un pin sylvestre. À seulement 32 ans, Bogdan Shevchuk commande les 10 000 hommes de la 59e brigade. Mâchoire carrée, physique de Navy Seals, il énumère les pertes infligées à l’ennemi par ses hommes : « Mille sept cents envahisseurs tués, 650 véhicules détruits… » Le bruit d’une explosion l’interrompt. Comment vit-il la mort de ses hommes ? Le jeune officier prend le temps de la réflexion. Ses yeux fixent l’horizon. « Je les porte avec moi chaque jour que Dieu fait. Mais chacun de mes hommes sait pourquoi il se bat. Nos pertes sont le prix de notre indépendance. »
Et comme du côté russe, les pertes ukrainiennes sont massives, en témoignent les nombreux cimetières artisanaux élevés en bordure de forêt ; sinistres témoignages d’une guerre qui n’en finit plus. Les propositions de paix poussées par les États-Unis paraissent inacceptables aux yeux des Ukrainiens qui refusent d’avoir sacrifié toutes ces vies pour finir par capituler. En attendant, le carnage continue et le sol du Donbass meurt du sang versé par les deux camps.
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