Pleuvait-il ce jour-là ? Elle se trouvait isolée en tout cas. « Je me sentais enfermée, à l’écart des autres. Je ne m’extrayais de ma coquille que pour me présenter aux examens et aux concerts de l’école », raconte l’ancienne élève du Royal College of Music de Londres. Alors dans cette Angleterre où la jeune Provençale (née à Marseille puis ayant grandi à Aix-en-Provence) avait débarqué à l’âge de 14 ans sans en comprendre un traître mot, s’étant contentée d’apprendre phonétiquement un texte de présentation pour en intégrer les vénérables institutions, elle a posé son téléphone face à elle et a joué, par-dessus un fond orchestral, les premières notes de la Symphonie n° 7 de Beethoven.
Aussitôt postée, la vidéo s’est emballée sur les réseaux sociaux. La violoniste de 20 ans se révèle alors comme la première influenceuse dans le domaine de la musique classique en Europe, comptant à ce jour une communauté de plus d’un million de personnes sur YouTube, Facebook, TikTok, Instagram. « Ma démarche était nouvelle et je sentais bien que cela dérangeait le milieu, se souvient Esther Abrami. On m’a reproché de désacraliser la musique classique. ‘‘Ça n’a pas sa place sur les réseaux sociaux’’, m’a-t-on tancée. ‘‘Pourquoi t’exposes-tu de la sorte alors que tu n’as même pas terminé ton cursus ?’’ »
Une amoureuse de la mode
Huit ans plus tard, toujours aussi irrévérencieuse, la jeune femme, mannequin à ses heures, pose en stilettos à motif léopard sous un profil élégamment dénudé sur la pochette de son troisième album, Women, consacré aux compositrices. Ceux qui s’offusquaient déjà de l’apercevoir en talons Louboutin et short Adidas lors d’une répétition en Chine pour une œuvre de Massenet (la Méditation de Thaïs) auront besoin d’un nouveau massage cardiaque. « J’assume ! C’est moi qui ai dirigé la séance photo. Ceux qui vont penser que j’ai fait cela pour vendre ou me faire remarquer se trompent. Je ne me suis jamais autant ressemblé ! C’est sur les pochettes de mes albums précédents que j’avais l’impression de ne pas être moi-même. »
« Mon rôle est de transmettre, aussi bien de la musique que des histoires »
Chez cette indéfectible amoureuse de la mode, les paires de talons hauts sont sagement alignées sous les rayonnages d’une bibliothèque où Romain Gary trône en romancier fétiche. La surface et la profondeur. « Je reste persuadée que, dans un milieu extrêmement compétitif, le public est tout aussi curieux d’adhérer à une personnalité que de découvrir sa musique. Moi, j’aime la mode et je ne la considère pas comme un art superficiel. Si vous prenez la peine de discuter deux minutes avec moi, vous verrez que j’ai des choses à dire ! »
Sony Music en est convaincu. Elle était encore étudiante quand la major l’a repérée. « Semblant intéressés par ma communauté, ils m’ont invitée à un concert de Hanz Zimmer à Madrid pour le rencontrer, explique la musicienne. Le lendemain, au petit-déjeuner, je me suis retrouvée avec toute l’équipe de Sony Music. » Quelques mois plus tard, ils lui proposent un contrat d’artiste. « Mais moi, je n’avais ni agent ni manager, j’étais encore à l’école, relate la jeune femme qui gère toujours elle-même ses réseaux sociaux. Par l’entremise de Julian Lloyd Webber, le frère cadet du compositeur du Fantôme de l’Opéra, j’ai été mise en contact avec un cabinet d’avocats, mais je n’avais pas les moyens de me payer le conseil de Nigel Kennedy, Angèle ou Dua Lipa. Ça allait engloutir toute mon avance chez Sony ! Ils ont cependant proposé de m’aider. »
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Sur le papier, son album Women n’a rien d’évident. On pourrait déceler quelque incongruité à y voir se mêler le nom de Miley Cyrus (Flowers) à celui de Rita Strohl (1865-1941) (Solitude). Mais entre l’ancienne enfant star de Disney Channel et la compagne de route de Camille Saint-Saëns oubliée des dictionnaires, une même ligne se dessine chez ces artistes ayant à se débattre pour exister dans un monde essentiellement masculin.
« À part Clara Schumann, mais parce que son nom reste associé à celui de son mari, qui connaît l’existence de ces femmes dans la musique ? J’ai voulu leur rendre hommage en partant du Moyen Âge, avec Hildegarde de Bingen (1098-1179) jusqu’à Rachel Portman, la première femme à avoir décroché un Oscar pour une musique de film (en 1997 avec Emma, l’entremetteuse). Leurs noms sont inconnus du grand public, et pourtant elles sont des centaines. J’ai vraiment dû procéder à un choix très sélectif. » Dans ce recueil évoluant sous la direction de la chef d’orchestre Irene Delgado-Jiménez, on croise le nom de la compositrice Anne Dudley, ancienne figure de la pop music au sein du groupe The Art of Noise, devenue l’un des plus prolifiques artisans de la musique de films.
« Je n’avais pas de modèle auquel m’identifier »
Tout autant, on découvrira le nom de la Brésilienne Chiquinha Gonzaga (1847-1935). Contrairement à Clara Schumann, qui préféra s’éclipser pour rediriger la lumière sur son époux, cette femme ne céda pas aux coups de boutoir d’un mari jaloux exigeant qu’elle choisisse entre son couple et la musique. La décision fut vite prise. Et la Carioca ne s’arrêta pas en si bon chemin. Luttant pour l’abolition de l’esclavage, on doit aussi à cette fervente républicaine d’avoir posé les bases du droit d’auteur au Brésil. On continue ? Oui, avec le nom d’Ilse Weber (1903-1944).
Esther Abrami exhume avec son quintette une de ses compositions chargées d’histoire, Wiegala. « Cette compositrice, morte avec son fils à Auschwitz, chantait des berceuses qu’elle composait pour les enfants juifs qui n’avaient pas le droit aux médicaments. Wiegala, c’est la dernière qu’elle leur a fredonnée alors qu’ils se trouvaient dans la chambre à gaz. Ces histoires sont déchirantes et, en même temps, elles font partie de notre mémoire. Les dire en musique est parfois presque aussi puissant qu’en paroles. Ce sont des histoires que l’on m’a racontées : toute une partie de ma famille a été déportée. »
Pas de modèle
L’album s’ouvre par un hommage à Ethel Smyth (1858-1944) et se clôt, toujours sur une composition d’Esther Abrami, par un titre intitulé Transmission. Au son du violon, on pourrait imaginer le visage d’une gamine de 3 ans découvrant des mains de sa grand-mère la forme de l’instrument de musique. Elle était fille unique. Sa grand-mère aurait-elle rêvé d’être musicienne ?
« Mon rôle, c’est de transmettre, dit l’artiste. De la musique et des histoires. Pour les jeunes filles, c’est très important, me semble-t-il. Moi, je n’avais pas de modèle auquel m’identifier. » Et un jour, certaines se produiront peut-être à leur tour sur la scène du Royal Albert Hall. Pleuvait-il ce jour-là ? On ne sait pas. Mais la violoniste n’était plus seule : elle se trouvait avec le Royal Philharmonic Orchestra.

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