Un grenier dont le plancher tacheté de peinture blanche craque sous nos pas. Les étagères sont vides, mais il faut se les imaginer chargées de paperasses empaquetées datées du siècle dernier. Là, une pile de lettres traînait sans que personne n’y prête attention. Depuis quand ? Difficile à dire. Le temps a fait son affaire ; une fine pellicule de poussière avait caviardé ce document au contenu mystérieux.
Jusqu’à l’hiver 2023, où quatre bibliothécaires zélés chargés de faire du tri décident de frotter leur doigt sur le papier à en-tête de l’Assemblée nationale et d’en lire la note énigmatique : « Il y a quarante ou cinquante ans, une personne remit au conservateur d’une bibliothèque publique des lettres scabreuses ornées de dessins, écrites à une dame par une personnalité célèbre du XIXe siècle. Elles furent remises à ce bibliothécaire avec charge pour celui-ci de les garder, mais sans les communiquer à qui que ce soit, et sans les publier. »
Courbet, un peintre décomplexé
En feuilletant ces lettres non scellées, deux noms apparaissent, ceux de Mathilde Carly de Svazzema et du peintre Gustave Courbet. « On s’est tout de suite dit qu’il fallait creuser pour comprendre l’importance de cette découverte », relate Pierre-Emmanuel Guilleray, conservateur à la Bibliothèque municipale de Besançon. Pendant plus d’un an, le quatuor va s’atteler à retranscrire le contenu de ces 116 lettres, dont 25 écrites de la main du peintre entre novembre 1872 et mai 1873.
Très vite, Gustave Courbet laisse libre cours à ses fantasmes
La découverte de ce lot est inestimable, tant le contenu y est sulfureux. « Disons les choses, c’est clairement pornographique, reconnaît le bibliothécaire Ludovic Carrez. Cela confirme des hypothèses longtemps avancées par les experts au sujet de Gustave Courbet, à savoir un personnage particulièrement vulgaire et obsédé. » Mais une question s’impose : comment ces lettres ont-elles pu rester confidentielles jusqu’à cent cinquante ans après sa mort ?
Pour comprendre, il faut remonter à 1872. Les cercles littéraires et politiques parisiens reprochent à Gustave Courbet sa participation à la Commune de Paris ainsi que d’avoir commandité la destruction de la colonne Vendôme un an plus tôt. Il se réfugie dans sa ville natale d’Ornans, à 24 kilomètres de Besançon. Délaissé, il reçoit le 22 novembre 1872 une lettre providentielle d’une mystérieuse admiratrice. Elle dit l’avoir croisé à Paris et être « tout aussi libre que l’air et aussi indépendante que l’Amérique en personne ». Il n’en faut pas plus pour émoustiller le peintre obèse et malade, qui ne ressemble plus à son bel autoportrait, Le Désespéré (1843-1845). Il s’empresse de répondre dès le lendemain.
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Très vite, Courbet laisse libre cours à ses fantasmes. Mathilde, d’abord pudique, va succomber à ce jeu épistolaire. L’audacieux peintre de L’Origine du monde (1866) fait même parvenir à Mathilde de Svazzema une représentation de son sexe. À quoi elle répond avec obéissance, non sans arrière-pensées : « Ce dessin est certes ravissant, c’est la nature qui parle. C’est tout en ébullition. C’est la machine prête à fonctionner. »
Les intentions crapuleuses de Mathilde
Car, outre la crudité et la charge érotique des échanges, les lettres révèlent aussi les intentions crapuleuses de Mathilde. Elle voudrait bien lui rendre visite à Besançon, histoire de mettre en pratique ces projections sexuelles, mais elle a prêté 12 000 francs à une amie qui ne les lui a pas rendus… Courbet aussi est à sec. « La Chambre des députés va décréter que je dois relever la colonne Vendôme à mes frais, cette idée est insensée », écrit-il. Mathilde a alors une idée qui pourrait les arranger tous les deux : elle a ses entrées dans la bonne société et pourrait vendre ses toiles.
Courbet voit venir le scandale si, se livrant au chantage, elle rendait publiques ses lettres
Le peintre lui prête une première fois 100 francs, lui offre une petite toile et lui en confie une autre à vendre pour 3 000 francs. Il ne verra jamais cet argent. « Mathilde était une rouleuse d’homme, explique Pierre-Emmanuel Guilleray. Elle n’en était pas à son coup d’essai. » Le peintre comprend alors qu’il s’est fait duper. Doit-on voir dans La Truite, tableau peint la même année et qui représente un poisson hameçonné, entre la vie et la mort, une référence à cette affaire ? « C’est possible », répond Henry Ferreira-Lopes, directeur de la bibliothèque de Besançon.
Courbet voit venir le scandale si, se livrant au chantage, elle rendait publiques ses lettres. Il les lui réclame, faisant miroiter une possible publication rémunératrice de 5 000 francs pour l’amadouer. Cette perspective enchante la jeune femme : il réussit son coup, récupère une partie de la correspondance et la dénonce pour l’escroquerie du tableau. Mathilde est incarcérée à l’été 1873 et Gustave s’enfuit en Suisse. Car, entretemps, le gouvernement a tranché : il devra rembourser 323 000 francs pour la reconstruction de la colonne Vendôme. Il meurt quatre ans plus tard, à la veille de sa première traite à payer.
Tout porte à croire que ses proches auraient remis ces lettres au docteur Blondon, exécuteur testamentaire de Courbet, qui lui-même les aurait déposées à la bibliothèque de Besançon avec charge aux conservateurs de garder le secret intact. « Elles ont été cachées par plusieurs générations de bibliothécaires avant nous, raconte la bibliothécaire Bérénice Hartwig, puis la confidence s’est interrompue en 1987 et les lettres ont été oubliées dans un meuble. Son contenu a été vidé et éparpillé sur les étagères sans être consulté. »
On connaissait les récits érotiques de Théophile Gautier, Lettres à la Présidente, publiés en 1890, ceux du marquis de Sade, plus anciens, ou encore d’Henry Miller dont Sexus, interdit en France entre 1949 et 1968. Nul doute que les lettres de Courbet finiront elles aussi dans l’Enfer de la BNF, cette section créée au XIXe siècle où sont cataloguées les œuvres à ne pas mettre entre toutes les mains.
Exposition « Courbet, les lettres cachées – histoire d’un trésor retrouvé », jusqu’au 21 septembre, à la bibliothèque municipale de Besançon. Sélection de ces lettres inédites et explications des dessous de cette révélation.
Correspondance avec Mathilde, Gustave Courbet, Gallimard-Ville de Besançon, 368 pages, 22 euros.
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