La Maison-Blanche a toujours été une cour de récréation. Theodore Roosevelt détestait William Taft, qu’il avait pourtant désigné comme son successeur ; Lyndon Johnson haïssait Robert F. Kennedy, qu’il avait refusé de nommer vice-président. Le Bureau ovale résonne encore de ces rancunes entre anciens compagnons de route. Mais ces ressentiments n’ont pas toujours été exposés au grand jour. Le divorce entre Trump et Musk, à l’initiative presque exclusive du second, a rompu avec cette tradition feutrée.
Musk était le surdoué de l’école Trump : admiré pour son génie, redouté pour son influence, moqué pour ses extravagances. À la tête du nébuleux Department of Government Efficiency (Doge), chargé de « rationaliser l’État », il occupait un rôle si informel qu’il n’a jamais été validé par le Congrès. Musk voulait être l’égal de Trump. Il n’était, aux yeux du président, qu’un brillant exécutant. Et surtout, le proviseur reste Trump : il n’écoute pas les insolents, il les punit.
Une fois passé l’orage des tweets cinglants, des confidences distillées à la presse et des humiliations réciproques, le président aura sans doute moins à perdre que le patron de Tesla dans ce divorce sur X. Comme si Musk avait oublié qu’en matière de conflits de personnes, Trump excelle. Le président a eu la peau de Mike Pence, de Nikki Haley, (pratiquement) celle du gouverneur de Floride Ron DeSantis, et a même remis à sa place le très populaire journaliste Tucker Carlson. Pourquoi n’aurait-il pas le scalp de celui qui n’avait pourtant pas lésiné sur les moyens pour peser, plus tard, sur les choix de la Maison-Blanche ?
Mars contre les fast-foods
Dès l’attentat raté de Butler, en juillet 2024, Elon Musk avait mis son carnet de chèques au service du retour du républicain, tout comme il avait boosté sa campagne avec ses algorithmes, croyant qu’avec son argent et sa techno-utopie, il pourrait plus tard influencer Trump. Avec 288 millions de dollars versés aux comités d’action politique soutenant le candidat, Musk a été, de très loin, le donateur individuel le plus généreux.
On se souvient du spectacle de cette alliance, scellée justement sur le podium de Butler, en octobre 2024, trois mois après l’assassinat manqué. Musk y parlait derrière une vitre blindée, sautait parfois en l’air, dévoilant un tee-shirt « occuper Mars », tout en annonçant que « si Trump ne gagnait pas, alors il s’agirait de la dernière élection de la démocratie américaine ». La foule l’applaudissait poliment, mais sans l’enthousiasme explosif réservé à Trump ou à d’autres figures de Maga. Certains spectateurs quittaient même les lieux pendant son discours, pressés de retrouver leur voiture. Aux yeux du public de cette droite populaire, souvent ouvrière, Musk a toujours représenté une forme de libéralisme technocratique déshumanisé, quand Trump incarne la chaleur du populisme, avec ses meetings géants, son patriotisme viscéral, son style rugueux mais proche du peuple.
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La rupture entre le milliardaire excentrique et le président permet enfin de mettre à nu la fracture entre la droite de la Silicon Valley et celle qui dîne dans les fast-foods de l’Ohio. Musk n’a jamais trouvé grâce aux yeux des Américains. Seulement un tiers d’entre eux (selon un sondage du National Opinion Research Center pour Associated Press, fin avril) avait une bonne opinion de lui avant ce clash. Les classes populaires étaient les moins enclines à le soutenir. Selon une enquête Ipsos pour le Washington Post et ABC News, la désapprobation de Musk avait augmenté de manière significative ces deux derniers mois chez les adultes sans diplôme universitaire, passant de 44 % à 54 %. Le soir du clash, un sondage YouGov révélait que 71 % des républicains prenaient le parti de Trump, contre 6 % pour l’ex-patron du Doge.
Musk lui offre l’occasion de rejouer le grand récit de 2016
Elon Musk symbolise cette droite de la disruption permanente, à la frontière du libertarianisme et du techno-messianisme. En se posant en champion de la liberté d’expression, en dénonçant le wokisme, en fustigeant la toute-puissance de l’administration fédérale, Musk a su séduire une frange de la droite intellectuelle lassée des prudences républicaines. Pour beaucoup, il représentait une alternative plus élégante, plus cosmopolite, au trumpisme.
Mais dans l’imaginaire trumpiste, Musk demeure un produit des élites mondialisées. Il dépend des subventions publiques pour ses programmes spatiaux, entretient des liens économiques étroits avec la Chine où il construit des Tesla, et rêve de Mars plus que de l’Amérique profonde. Sa critique récente des hausses des droits de douane en dit long : derrière l’icône prétendument rebelle, on retrouve l’éternel réflexe de classe d’une élite mondialisée qui ne supporte pas d’être bousculée. Peu avant l’investiture de Trump, Musk avait défendu les visas H-1B, qui permettent aux entreprises américaines de recruter des ingénieurs et spécialistes étrangers : « Amener des talents est essentiel pour que l’Amérique continue de gagner. » Des figures du trumpisme comme Steve Bannon y avaient vu une critique des travailleurs américains. Là où Musk parle d’algorithmes et de coloniser l’espace, Trump parle d’emplois, de frontières, de traditions.
Trump, l’homme seul
Les insinuations vengeresses d’Elon Musk – suggérant que si la liste d’Epstein, ce milliardaire au cœur d’un vaste réseau de trafic sexuel impliquant des mineures, n’a pas été révélée, c’est parce que Trump y figurait – nourrissent l’un des ressorts les plus puissants du trumpisme : la mise en scène de l’assiégé. Musk lui offre sur un plateau l’occasion de rejouer le grand récit de 2016, celui de l’homme seul contre tous, conspué par les riches.
Cette rupture n’est pas seulement une querelle de personnalités. Elle clarifie les lignes de front dans le camp conservateur. Le trumpisme demeure un lien tangible au réel, une adresse directe aux classes moyennes écrasées, un lien qu’aucune promesse de voitures autonomes ne saurait remplacer. En refusant de répondre directement aux attaques de Musk, Trump continue de parler le langage de l’Amérique enracinée, pas celui dicté par l’intelligence artificielle.
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