
« La disparition rapide de notre mémoire nationale m’avait semblé appeler un inventaire des lieux où elle s’est électivement incarnée et qui, par la volonté des hommes ou le travail des siècles, en sont restés comme les plus éclatants symboles : fêtes, emblèmes, monuments et commémorations, mais aussi éloges, dictionnaires et musées », écrit Pierre Nora dans l’introduction du premier tome des Lieux de mémoire, « La République », paru en 1984 chez Gallimard. Suivront « La Nation » (1986), puis « Les France » (1993). L’événement éditorial est tel – 4 760 pages pour les trois volumes de l’édition Quarto de 1997, des traductions en Espagne, en Allemagne, en Italie et aux États-Unis – que le terme fait son entrée dans le Grand Robert dès 1993, faisant du concept de « lieu de mémoire » un topos à son tour de l’historiographie et du langage courant.
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L’histoire « au second degré »
Que sont les lieux de mémoire ? Des « moments d’histoire arrachés au mouvement de l’histoire, mais qui lui sont rendus. Plus tout à fait la vie, pas tout à fait la mort, comme ces coquilles sur le rivage quand se retire la mer de la mémoire vivante », dit joliment Pierre Nora. Plus prosaïquement, le lieu de mémoire, c’est tout à la fois un symbole (le drapeau tricolore, La Marseillaise), un monument (le Panthéon, le Louvre), des conflits (Francs et Gaulois, la droite et la gauche, gaullistes et communistes, catholiques et laïcs), une réalité géographique (le front de mer), des singularités (la vigne et le vin, le café, la galanterie, À la recherche du temps perdu), des « hauts lieux » (Lascaux, Vézelay, Alésia), des modèles (Charlemagne, Jeanne d’Arc, Descartes) et des concepts abstraits (la généalogie, le patrimoine).
« Dans son entreprise, Pierre Nora a voulu étudier le sentiment national d’une manière originale : non à travers les idées, mais par les objets qui ont pu cristalliser le sentiment d’appartenance des Français. Au fond, le projet était celui d’une nouvelle histoire de France, mais non linéaire, chronologique, voire téléologique, comme le serait le roman national : une histoire “au second degré”, à travers des objets variés, symboliques, emblématiques, dont la représentation dans la conscience collective a pu évoluer dans l’espace et dans le temps », résume l’historien Michel Winock, lui-même contributeur des Lieux de mémoire (« Jeanne d’Arc »), qui fera paraître avec Olivier Wieviorka l’ouvrage collectif Les Lieux mondiaux de l’histoire de France, aux éditions Perrin à l’automne.
« Une cartographie des représentations »
Pourquoi fixer la mémoire d’une nation dans des lieux réels et idéels ? Car la mémoire ploie sous le faix d’une mémoire « archivistique », cumulative, hypertrophiée, par là même amnésique. « Mémoire » et « histoire » sont deux choses distinctes. « La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours », écrit Nora. Si la « mémoire est emportée par l’histoire », il importe alors d’inventorier une « histoire des représentations », une « cartographie de notre propre géographie mentale ».
C’est au fond le cœur du projet vertigineux de Nora : inventer un lieu de mémoire, c’est immortaliser un fragment de la mémoire collective, c’est rendre possible la perpétuation d’un récit commun et d’une appartenance partagée en arrachant le lieu à l’histoire, discipline rationnelle qui assèche et neutralise.
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L’obsession de Nora n’a toutefois rien d’identitaire, et faire de lui un « décliniste » serait un non-sens. Le maître d’œuvre des Lieux de mémoire n’avait de cesse de joindre le particulier à l’universel, intégrant le régional (le Barzaz-Breiz breton, le Félibrige occitan de Frédéric Mistral, le Musée du désert protestant et cévenol) au commun national. « Pierre Nora n’avait pas pour ambition de faire école avec cet ouvrage ; il refusait le dogmatisme et le monolithisme. Les contributeurs avaient le champ libre pour réaliser leur article. Le résultat est une arborescence aux innombrables ramifications, un monument encyclopédique en même temps qu’un tableau kaléidoscopique de l’histoire des représentations. Ces fragments de mémoire forment le manteau d’arlequin d’un récit riche et bigarré du passé national », souligne l’historien Laurent Avezou, spécialiste de l’historiographie et des figures de l’Ancien Régime.
« Atmosphère repentante »
Inventeur de formes et de champs disciplinaires jusqu’alors inexplorés – l’ego-histoire –, Pierre Nora vit dans la repentance mémorielle des années 1990 et 2000 une nouvelle fracture, sans doute irréparable cette fois. La loi Gayssot de 1990 a essaimé, rendant la France « malade de sa mémoire », en proie à une « atmosphère repentante et pénitentielle ».
« Pierre Nora refusait le dogmatisme et le monolithisme »
« Le passage de la mémoire à l’histoire a fait à chaque groupe l’obligation de redéfinir son identité par la revitalisation de sa propre histoire. Le devoir de mémoire fait de chacun l’historien de soi », anticipait-il déjà en 1984. « Pierre Nora était d’une grande prescience dans sa distinction entre histoire et mémoire, salue l’historien Éric Anceau, auteur d’une Histoire de la nation française parue en février dernier chez Tallandier. Le grand problème, c’est le choc des mémoires tel qu’on le voit aujourd’hui. Si chaque communauté tente d’imposer sa mémoire, l’histoire commune n’est plus possible. »
Signe que la fécondité intellectuelle de l’intuition de Pierre Nora est plus riche que jamais, Éric Anceau fera paraître en septembre prochain une Nouvelle Histoire de France aux éditions Passés composés, revisitant et actualisant avec 99 contributeurs les lieux de mémoire emblématiques d’un passé inépuisable.

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