Au bout du fil, François Sauvadet, président des départements de France, réagit au rapport accablant sur l’Aide sociale à l’enfance (ASE), présenté le 1er avril à l’Assemblée. Il ose : « Non, ce n’est pas simplement, comme certains pourraient le laisser entendre, une question de moyens, puisque aujourd’hui, en France, nous consacrons plus de 10 milliards d’euros à la protection de l’enfance. » En 2024, 350 000 jeunes ont été suivis par l’ASE, soit 28 000 euros par an et par enfant. Et pourtant, les départements peinent à ouvrir des postes ou même payer les équipes existantes. Mickaël, psychologue à Marseille, en a subi les conséquences, et a même dû emprunter pour vivre : « Mon rôle consiste à valider les dossiers qui passeront devant le juge, ma conscience professionnelle m’a empêché d’arrêter mon travail, mais à la suite de dysfonctionnements, je n’ai pas perçu de salaire de l’ASE pendant dix mois. »
Les budgets sont élevés mais la gestion des fonds est parfois défaillante, avec des retards de paiement, une surcharge des équipes et une précarisation des professionnels. En cause, des procédures lourdes – placement judiciaire ou administratif, saisine du juge des enfants, retrait partiel ou total de l’autorité parentale –, une coûteuse et difficile coordination entre services qui ralentit certaines prises de décisions, une complexité administrative qui freine l’efficacité et une certaine opacité de la destination des budgets alloués.
C’est la raison pour laquelle l’association Contribuables associés a demandé une enquête à la Cour des comptes « sur le bien-fondé et l’efficacité des dépenses de l’ASE, eu égard à leurs conséquences sur la vie des enfants placés et au coût du dispositif actuel pour le contribuable ». Sans réponse. Le flou demeure sur la traçabilité des dépenses, la pertinence de certaines affectations, et surtout sur les résultats en matière de bien-être et d’accompagnement.
Des départements dépassés
Depuis la loi Defferre et la décentralisation de 1982, l’ASE est une compétence départementale. Les 101 départements la prennent donc en charge, en s’appuyant sur les impôts locaux, les dotations de l’État – qui contribue partiellement avec des compétences diverses selon les départements –, et parfois des fonds européens, comme le Fonds social européen pour des projets ciblés.
Malgré une baisse de la natalité en France, le nombre d’enfants protégés augmente sans cesse
Prenons l’exemple du département du Nord. L’année dernière, il a consacré 20 % de son budget total à la protection de l’enfance, soit 680 millions d’euros. La somme n’était « que » de 450 millions en 2018. « C’est exponentiel ! Et avec une compensation de l’État très maigre », s’étrangle le président du département, Christian Poiret (divers droite) : 16 millions d’euros, l’année dernière. François Sauvadet, lui, n’hésite pas à qualifier cette situation d’« intenable ». De son côté, le cabinet de Catherine Vautrin, ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles de France assure que le sujet de l’ASE est prioritaire et défend un budget alloué « déjà conséquent ».
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Lorsque les questions se font plus précises, sur le nombre de personnel en poste ou sur l’attribution des lignes budgétaires, le cabinet renvoie vers les départements… qui se retrouvent pris dans un engrenage : les besoins augmentent, tandis que les marges de manœuvre budgétaires se réduisent – sans que les compensations de l’État suivent l’inflation des coûts. Hausse des signalements, précarité sociale croissante de certaines familles, augmentation des troubles psychiques et de la violence… Les explications sont multiples, mais le constat est là : malgré une baisse de la natalité en France, le nombre d’enfants protégés augmente sans cesse.
En 2024, 22 960 enfants ont été pris en charge par les services sociaux du Nord, et 11 882 ont été placés. Ils étaient 9 514, cinq ans plus tôt. « On s’occupe de l’équivalent du nombre d’enfants de la Seine-Saint-Denis et du Pas-de-Calais… », illustre le président. Voilà des années qu’il se démène en réquisitionnant des logements de fonction non utilisés dans les collèges, par exemple. Cela lui permet de placer quelques enfants, en priorisant les fratries… « Une telle maison représente 500 000 euros de frais de fonctionnement sur un an, précise-t-il toutefois. Un enfant placé, c’est 80 000 euros, excusez-moi de parler de chiffres, mais c’est la réalité… » Voilà pourquoi il aimerait qu’on lui donne la solution : « Tout le monde dit ‘‘Il faut placer les enfants’’ ; moi, je veux bien, mais il faut en avoir les moyens… »
À une situation déjà tendue, un autre problème a grandi ces dernières années : le poids des mineurs non accompagnés (MNA), pris en charge, eux aussi, par l’ASE. Christian Poiret détaille son budget : dans son département, ils mobilisaient 20 millions d’euros il y a quatre ans, contre 33 aujourd’hui. Avec une participation de l’État à hauteur de 1,6 million d’euros. L’élu juge la situation injuste : « L’accueil des MNA relève de la politique migratoire, qui est entre les mains de l’État, et le coût de cette politique devrait lui revenir… »
Les Thénardier du XXIe siècle
La Convention des droits de l’enfant impose, en effet, une présomption de minorité, et oblige à accueillir comme n’importe quel mineur celui qui se déclare comme tel, jusqu’à preuve du contraire… Et la bataille de l’âge de ces « mineurs » fait rage. « Tous ceux qui sont évalués majeurs par le département passent devant le juge et sont réévalués mineurs à 80 %… Et les tests osseux, chers et pas totalement fiables, qu’ils sont libres d’accepter, sont évidemment refusés… » Christian Poiret y voit une générosité trop lourde de conséquences pour les enfants eux-mêmes. Car l’enveloppe allouée aux MNA permettrait de prendre en charge les 175 enfants du département actuellement sans solution… Et l’élu de décrire une extension sans fin des responsabilités, notamment financières, des départements : « Depuis la loi Taquet, nous devons même nous occuper des majeurs non accompagnés jusqu’à 21 ans ! » Le tout sans moyens supplémentaires, contre tout réalisme.
Ce n’est pas le seul problème budgétaire de l’ASE. Celui des familles d’accueil, dont certaines sont totalement défaillantes, se révèle particulièrement flou. Être famille d’accueil est un travail à temps plein, rémunéré au minimum au Smic, avec des congés… attirant des gens parfois mal intentionnés. « Les Thénardier existent toujours au XXIe siècle, dénonce Me Jean Sannier, avocat de victimes et de l’association Innocence en danger. L’affaire la plus emblématique est celle de Châteauroux. Elle raconte l’ouverture des vannes par l’ASE, sans aucun contrôle et sans aucune volonté de travailler sérieusement sur l’utilisation de ces fonds. » Le tout au détriment d’enfants qui se retrouvent dans des situations bien pires que celles dont on prétendait les protéger en décidant du placement.
Défaillance dans le contrôle
Me Jean Sannier a défendu des enfants devenus adultes dans ce dossier dont le jugement a été rendu en décembre 2024. Affaire sordide : un réseau de sous-traitance de garde d’enfants placés, organisé pour récolter les fonds distribués par l’ASE. Bilan : 630 000 euros versés en sept ans par l’ASE du Nord, « sans aucune vérification », regrette Me Jean Sannier. Pour lui, ce « business » n’était que la partie émergée de l’iceberg. Dix enfants étaient présents au tribunal… 60 auraient été « accueillis » dans ce réseau. « Comment l’ASE a-t-elle pu laisser faire ? » Me Jean Sannier attend toujours des réponses. Car l’ASE n’était pas sur le banc des accusés malgré une défaillance évidente dans le contrôle, ni sur celui des parties civiles – elle n’a même pas cherché à récupérer cet argent ! En revanche, un fonctionnaire de l’ASE a suivi tout le procès, « pour voir ce qu’il s’y disait », suppute encore l’avocat.
Il ne s’explique pas vraiment cette situation « scandaleuse » : « On va continuer à jeter sur ces financements une chape de plomb, et personne ne regarde précisément ce que deviennent ces milliards… » Raison pour laquelle le journaliste Claude Ardid, auteur du récent ouvrage La Fabrique du malheur (L’Observatoire), appelle à interroger les conséquences de ce procès. Au terme de son enquête au cœur de la protection de l’enfance, il n’y a pas vu un « dérapage » de quelques-uns, mais un « risque persistant, voire quasiment permanent ». De son côté, l’ASE du Nord assure que la vérification des agréments est « systématique » depuis 2017, et le président préfère ne pas commenter la gestion de ce dossier par son prédécesseur. Tout juste suggère-t-il son incompréhension de l’absence de l’ASE au procès. Le ministère concerné, lui, renvoie la balle aux départements… Et le nombre d’enfants placés augmente. Pour leur bien, la demande de l’association Contribuables associés sera-t-elle enfin entendue ?
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