Le JDD. Qu’est-ce qu’un intellectuel ?
Samuel Fitoussi. Un intellectuel est un individu dont le travail commence et finit dans la sphère des idées. Cela signifie que l’intellectuel, souvent, ne subit pas lui-même les conséquences de ses erreurs. Contrairement à l’entrepreneur dont l’entreprise peut faire faillite, ou au pilote d’avion qui joue sa peau en même temps que celle de ses passagers, l’intellectuel peut se tromper sans être sanctionné. Or, c’est lorsque le prix de l’erreur est faible que l’irrationalité trouve un terrain favorable.
Deuxièmement, l’intellectuel est souvent jugé non pas en fonction de la validité objective de ses théories (les critères d’évaluation empirique n’étant pas facilement accessibles), mais en fonction de l’opinion des autres sur ses idées. Cela peut créer des incitations psychologiques perverses. Orwell déplorait que les intellectuels ne fussent pas encouragés à formuler les prévisions les plus justes, mais à caresser leur lectorat dans le sens de leurs inclinations idéologiques.
Dans votre ouvrage, vous nous conseillez de nous méfier d’eux en vous appuyant sur les réflexions… d’intellectuels. Pour paraphraser Les Inconnus (des intellectuels à leur manière), il y a selon vous « les bons et les mauvais » intellectuels. Comment les distinguer ?
Empiriquement, certains intellectuels semblent se tromper plus souvent que d’autres ! Sartre, par exemple, a défendu Staline, Mao, Fidel Castro, Pol Pot, le Vietnam du Nord, applaudi le terrorisme aux JO de Munich, soutenu la révolution iranienne… On peut affirmer qu’il s’est davantage trompé qu’un Raymond Aron ou un Jean-François Revel, par exemple. On peut à l’inverse évoquer le cas de l’historien Robert Conquest, qui fut l’un des premiers à documenter l’ampleur des crimes perpétrés en URSS, la terreur, les purges, les famines, etc.
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Pendant des années, il fut la cible de moqueries et de mépris dans les cercles universitaires et intellectuels occidentaux. À l’ouverture des archives, réhabilité par l’histoire, il se vit proposer une réédition de ses ouvrages dans une collection prestigieuse. Lorsqu’on lui demanda quel titre il souhaitait, il proposa : « Je vous l’avais bien dit, bande d’abrutis. » Lui ne se trompait pas, contrairement à ses contempteurs.
Qu’est-ce qu’une erreur ? Et comment pouvons-nous la débusquer quand elle apparaît ?
Quand une erreur s’impose elle n’est, par définition, pas considérée comme une erreur. Toutes les erreurs qui ont eu des conséquences importantes ont d’abord fait consensus ou, à tout le moins, ont été soutenues avec enthousiasme par une élite persuadée de défendre un progrès. C’est pour cela que, collectivement, nous devrions peut-être passer moins de temps à dénoncer le complotisme de la Terre plate et un peu plus de temps à examiner les croyances chéries par l’élite de nos sociétés. Rappelons qu’à travers l’histoire, l’idiot du village n’a jamais généré de catastrophe majeure, contrairement à ceux qui s’en moquaient.
Du passé, malheureusement, nous semblons tirer les mauvaises leçons, puisant dans la condamnation rétrospective de l’erreur une légitimation du narcissisme de notre époque, plutôt qu’une méfiance envers notre propre capacité à confondre le mensonge et la vérité. Nous croyons, à tort, que le bien et le mal, le vrai et le faux sont aussi facilement discernables dans le présent qu’ils ne le sont lorsque l’on regarde en arrière, une fois l’histoire écrite. Et de cette illusion, nous tirons un sentiment de supériorité morale et intellectuelle qui, dans le présent, nous vaccine contre le doute. C’est peut-être pourquoi, comme le formule Nicolas Gómez Dávila, « personne ne méprise autant la crétinerie d’hier que le crétin d’aujourd’hui ».
Pour quelles raisons les erreurs de jugement des intellectuels, leurs engagements pour des causes sont-ils plus nocifs pour la société que les erreurs des autres citoyens ?
Les intellectuels façonnent l’esprit du temps, confèrent une autorité morale à certaines idées, édictent des tabous, permettent à certaines idées de ruisseler jusqu’à la classe politique, aux élites culturelles et à tous ceux qui ont le pouvoir d’imposer leur normativité au reste de la société. En outre, de nombreux travaux suggèrent que les croyances idéologiques se diffusent rapidement du haut vers le bas, car la plupart des citoyens font confiance à un petit cercle de conducteurs d’opinion, au jugement desquels ils se rangent mécaniquement.
« Les intellectuels confèrent une autorité morale, édictent des tabous »
Le politologue John Zaller démontre, par exemple, que les grands basculements idéologiques du XXe siècle trouvent presque toujours leur origine dans des changements d’attitude adoptés par les intellectuels et suivis, avec un temps de décalage, par le grand public. Aujourd’hui, les intellectuels parlent surtout à la classe urbaine et diplômée. Mais celle-ci pèse de plus en plus lourd sur les grandes orientations que prennent nos sociétés, exerce une influence politique et institutionnelle largement disproportionnée par rapport à son poids dans la population.
Vous semblez condamner la censure (qui est peut-être l’autre nom de la prudence ou de la politesse). Ne serait-il pas normal que la société mette en place divers moyens – les bien nommés « garde-fous » – pour limiter la circulation de fausses informations ?
Non, c’est une logique dangereuse, tout simplement car ce que nous tenons pour vrai aujourd’hui peut se révéler faux demain. Dans les années 1930, l’intelligentsia de gauche, le New York Times en tête, estimait que la rumeur d’une famine en Ukraine constituait une fake news propagée par les anticommunistes. Interdire la désinformation, c’était donc courir le risque d’interdire les récits faisant état de la réalité (la famine tua 5 millions de personnes). Dans les années 1970, Le Monde traînait dans la boue Simon Leys (qui alertait sur le bilan humanitaire en Chine maoïste) tout en portant au pinacle Roland Barthes et Philippe Sollers, qui chantaient les louanges de la Révolution culturelle. Interdire la désinformation, c’était risquer de proscrire la diffusion d’extraits du livre de Leys.
En définitive, la question est la suivante : préférons-nous vivre dans un monde où deux visions opposées de la réalité (celle de Leys et celle de Barthes) peuvent s’exprimer (dont une fausse, forcément), ou bien dans un monde où l’on interdit l’une des deux versions, au risque d’interdire la mauvaise ? La première solution me semble préférable. Autrement dit, accepter que des erreurs circulent librement permet de s’assurer que le jour où une erreur fera consensus, il ne soit pas interdit de la remettre en question. Si l’on ne tolère pas d’entendre des contre-vérités, alors le jour où l’on se trompera, on ne tolèrera pas d’entendre la vérité.
Pourquoi les intellectuels se trompent, Samuel Fitoussi, L’Observatoire, 272 pages, 22 euros.
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