Qui est Pezzettino, cet homme secret qui a bourlingué avant de prendre racine à Fermagina, une île inventée du sud de l’Italie ? Est-ce vraiment son nom ou celui dans lequel il se sent bien, Pezzettino, « morceau de rien, morceau d’un tout qui demande partout si l’on n’aurait pas croisé son soleil » ? Comment un livre peut-il happer ainsi le lecteur ? C’est tout le talent d’Espérance Garçonnat qui signe, avec Pas d’ici, un livre-monde, une œuvre habitée par une joie profonde qui nous perd pour mieux nous retrouver. L’Attrape-cœurs de Salinger à l’italienne, ce roman est inclassable, une traversée en eaux calmes et aux abysses insondables sous un soleil éblouissant, une errance initiatique en quête de soi. Le texte est non seulement d’une grande précision stylistique, mais d’une densité stupéfiante.
Le crayon à la main, on annote : « Les soirs de l’île me serrent le cœur, j’ai peur de ne pas comprendre, de passer à côté de ce ciel immense qui ne peut pas être fait pour moi, d’assister en clandestin à un spectacle pour lequel, trop pauvre, je n’ai pas pu payer ma place. » « Je donne autant qu’il m’est possible de donner, et, de mémoire, pour la première fois de ma vie, tout effort dans ce sens ne me paraît pas vain. »
« Je suis comme un cheval sur lequel tous ont parié, incapable de leur avouer qu’il ne gagnera pas la course. » « Pezzettino, qu’avait-elle donc pour te faire peur, cette vie dont tu voudrais barbouiller les détails et qu’un soir trop épais tu as choisi de fuir ? » On se laisse voguer, à voir Pezzettino traîner sur la place, être précepteur et tomber amoureux de Manuela, jamais loin de rivages rassurants. Lumineux !
Le JDD. Fermagina, l’île de votre roman, semble autant réelle que lointaine. Avez-vous voulu vous jouer des frontières du temps et de l’espace ?
Espérance Garçonnat. Ça s’est fait comme ça, sans plan particulier. C’était un moment de ma vie où ça n’allait pas du tout et me dire « je commence quelque chose et je vais au bout » m’a aidée à tenir. J’ai écrit comme en apesanteur. À ce moment-là, j’étais fascinée par l’ailleurs. Ça s’est calmé depuis, parce qu’à trop partir, on se rend compte qu’on passe à côté de certaines choses. Dans une chanson, Charles Dumont dit : « Je cherche l’or du temps et la beauté des choses. » J’étais dans cette quête, avec l’impression de ne jamais arriver au bout. Pezzettino reprend ce trait, il a voyagé avant de finir sédentaire, tout simplement par fatigue, fatigué de lui-même, de courir après l’intensité et de vivre avec soi-même. Alors, il choisit Fermagina pour s’oublier.
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Comment construit-on une identité quand on s’oublie soi-même ?
Ça commence par le prénom : Pezzettino est celui qu’on lui donne, pas celui qu’il portait avant – d’ailleurs on ne le connaît jamais. De la sorte, il est quelqu’un de complètement neuf. J’ai moi-même changé de prénom : beaucoup de gens m’appellent Sophie, mais mon état civil est bien Espérance.
« Écrire, ça nous oblige »
J’aime jongler avec les deux. Un peu comme mon personnage, j’ai essayé de devenir quelqu’un d’autre, pour passer à autre chose.
Écrire a-t-il été libérateur pour vos douleurs passées ?
J’ai plutôt écrit pour vivre dans le présent. J’ai découvert en écrivant la responsabilité qu’on a vis-à-vis de ses personnages. Je me disais : « Il faut que je tienne bon, que j’arrive à renaître, parce que ces personnages comptent sur moi. » Écrire, ça nous oblige.
L’ivresse de l’instant présent dans l’écriture vous donne-t-elle une sérénité pour l’avenir ?
Ce que je recherche, ce sont ces moments intenses, comme dans le sport, où, paradoxalement, en même temps qu’on oublie qu’on existe, on est très proche de soi et dans l’instant. Ils deviennent ensuite une présence, un ami sur lequel on peut compter, ils font partie d’un monde intérieur qui aide à tenir.
Vos personnages sont rassurants. Comme si, malgré les non-dits, il y avait une forme de rationalité qui empêche de sombrer…
J’y ai mis ce que j’aime tant dans les livres de Patrick Modiano : les personnages tanguent et cherchent des choses auxquelles se rattraper. Ce sont des gens bien, qui avancent cahin-caha. Tout le monde boite, le fait de le savoir est rassurant, plus que rationnel.
Votre personnage dit : « J’ai eu mon lot de souvenirs. J’ai décidé de ne plus en avoir. » Modiano aussi est obsédé par la mémoire, mais votre histoire ne se passe pas dans un cadre réel comme dans ses romans, mais dans une île inventée. Pourquoi ce choix ?
J’ai du mal à fixer mes histoires dans une époque et un lieu définis. Si j’avais choisi tel village en Sicile, j’aurais été obligée d’être précise, de ne pas mentir, et je n’aurais pas pu y mettre ce que je voulais. Là, j’ai fait un grand mélange de beaucoup de voyages faits avec mon père : les Canaries, la Grèce, Israël, l’Italie… J’en ai fait une île-refuge.
Le sentiment amoureux, au début, est assez diffus, puis au fil des pages, il se précise. Vouliez-vous écrire un roman d’amour ?
L’amour offre cette capacité de sortir de soi, une nouvelle façon de se penser. Quand on se présente à quelqu’un, on peut essayer de choisir ce qu’on lui montre, puis ça devient une façon d’être. Quand j’étais ado, j’avais très mauvais caractère.
« L’amour offre cette capacité de sortir de soi, une nouvelle façon de se penser »
Et la première fois que je suis tombée amoureuse, je me suis beaucoup calmée. Je ne sais pas si ça m’a ramenée à une nature que j’avais avant l’adolescence ou si ça a changé ma nature, mais l’amour m’a rendue plus douce. Il y a de ça dans ce roman.
Avez-vous inventé cette île pour fuir l’absurdité du monde ?
J’ai du mal à me sentir concernée par la politique ou ce qui se passe dans le monde, c’est déjà un exil pour fuir cette absurdité. Je me sens concernée par les gens que j’aime, par les choses qui m’entourent. Ça se traduit dans ce roman, un peu à contre-courant, par le refus des effets de mode : le romanesque, l’imaginaire, ce n’est pas tellement dans l’air du temps mais qu’importe.
« J’aimerais retrouver cette mélancolie des sorties d’écoles et des retours silencieux », dit Pezzettino. Vous avez un pouvoir d’évocation fort : en une phrase, on saisit une ambiance ou un sentiment…
Je me suis pourtant trouvée encore bavarde ! J’admire les auteurs qui, en quelques mots, réussissent à mettre quelque chose en place, comme Hubert Mingarelli. Donc votre remarque me fait très plaisir, d’autant que faire simple, c’est très compliqué. Ça demande du temps, de l’observation.
J’observe beaucoup, les lumières, les visages des gens, pour essayer de deviner l’essence de ce qui se joue dans un geste ou dans une ombre.
Pas d’ici. Espérance Garçonnat. 208 pages. 20,50 euros.
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