Quinze œuvres monumentales, fruits d’un travail minutieux mené durant sept années dans les prestigieux ateliers creusois, donnent corps aux aquarelles de J. R. R. Tolkien. Loin des murs froids des châteaux et des scènes de chasse médiévales, ces tapisseries réinventent avec panache l’art narratif du textile, et démontrent que les mythologies modernes méritent, elles aussi, leurs grandes tentures. Car l’urgence était là : après la disparition en 1992 de Jean Lurçat, figure majeure de la tapisserie moderne, la tradition aubussonnaise traversait une crise majeure. En 2016, la création de la Cité internationale de la tapisserie insuffle un nouveau souffle créatif à ce haut lieu du textile. Son directeur, Emmanuel Gérard, résume ainsi l’élan apporté par le père du Seigneur des Anneaux : « Un projet comme celui-ci fédère toute la filière. »
Mais pourquoi Tolkien ? Parce que l’écrivain britannique était aussi l’illustrateur attentif de son propre univers. Ses aquarelles, conservées à la Bodleian Library d’Oxford, présentaient déjà tout ce qu’il fallait pour être magnifiées par la matière textile : force graphique, équilibre des compositions et une puissante capacité à immerger le spectateur dans son univers imaginaire. La rencontre décisive, en 2013, avec Christopher Tolkien, fils de l’auteur, scelle le destin de ce projet ambitieux. En 2016, tout est prêt : la convention est signée, l’aventure commence.
Une pluralité de métiers
À Aubusson, chaque pièce naît d’un chœur virtuose de savoir-faire. Le carton, défini par la cartonnière Delphine Mangeret, permet de traduire le dessin original en langage textile. L’œil de la teinturière choisit les gammes chromatiques, anticipant les effets d’absorption de la laine. Enfin, les lissiers entrent en scène, artisans orchestrant la fusion délicate du dessin et de la fibre, recréant couche après couche, une image fidèle et pourtant subtilement interprétée. On aime cette anecdote à Aubusson : « D’une rose minuscule, si l’on agrandit sans pensée, naîtra un chou. » Les techniques choisies pour la tenture sont celles de l’entre-deux-guerres, utilisées dans la période où Tolkien dessinait. On revient alors à des techniques héritées du Moyen Âge : le tissage devient plus épais, moins de couleurs sont employées, par souci d’économie autant que par choix esthétique. La juxtaposition habile de nuances pures crée des contrastes marqués, des illusions d’optique où l’œil, complice, recompose lui-même les teintes intermédiaires.
Le textile devient texte
Aux Bernardins, c’est une première sortie pour cette tenture fabuleuse. « On croirait le lieu conçu pour elle », confie Emmanuel Gérard. Les voûtes gothiques du collège donnent de la profondeur aux scènes tissées, tandis que la lumière glisse doucement sur les laines. Une pièce est rehaussée de fils métalliques, qui scintillent discrètement pour évoquer le trésor étincelant du dragon Smaug ; une autre de fils de soie pour sublimer la lumière lunaire éclairant subtilement les trolls pétrifiés. Chaque tapisserie, haute de 3,20 mètres, a été soigneusement conçue pour offrir une immersion saisissante, mais jamais écrasante. Alice Bernadac, conservatrice passionnée de la Cité, attire l’attention sur les motifs en bordure et les encadrements titrés présents dans les dessins originaux de Tolkien : « C’était une chance, ces structures graphiques se prêtaient magnifiquement à l’adaptation textile. »
Les œuvres ont été sélectionnées dans les grands récits de Tolkien : Le Silmarillion, Le Hobbit, Le Seigneur des anneaux, Les Lettres du Père Noël. La carte de la Terre du Milieu, tissée d’après un dessin de Christopher Tolkien, rappelle que cet univers est géographique autant que mythique. D’une pièce à l’autre, on change d’univers comme on tourne les pages d’un grand livre textile, chaque tapisserie jouant le rôle de passeurs entre les mondes. Des objets personnels de l’auteur britannique viennent discrètement prolonger cette immersion : sa toge universitaire, sa boîte à cigarettes, ou encore des premières éditions du Seigneur des Anneaux sont exposées en vitrines.
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La nature, un rôle à part entière
Mais au-delà des récits illustrés, la tapisserie révèle profondément l’essence de l’univers de Tolkien. Chez lui, les paysages vivent, parlent, gardent en eux des échos de l’ancien temps. Rivendell n’est pas un simple refuge elfique, c’est un éden, une vallée mélodique tissée d’eaux et de pins. Le lac Mithrim porte en lui les murmures des batailles passées. Le Taniquetil, montagne blanche, est une idée d’inaccessibilité. Fervent amoureux de la nature, Tolkien est un écrivain qui résiste à la technique et à la machine. Le tissage, lent, manuel, sensoriel, prolonge cette pensée. Chaque fil porte en lui le temps de sa teinture, le geste de sa pose, le silence de l’atelier. La tapisserie invite le spectateur à s’arrêter, à contempler, à entrer dans la texture.
« Aubusson tisse Tolkien » n’est pas qu’une exposition : c’est un manifeste pour la vitalité d’un art qui, loin d’être figé, sait réinventer ses codes grâce aux récits majeurs de notre époque. D’autres projets sont en gestation : une tenture inspirée de l’univers d’Hayao Miyazaki, une autre en hommage à George Sand. La Cité internationale de la tapisserie continue à explorer ce que peut le textile quand il croise la littérature. « Les gens sortent de là transformés, observe Emmanuel Gérard. Ils ne regardent plus la tapisserie comme avant. Et parfois, ils ne regardent plus Tolkien de la même façon non plus. » Car ici, c’est le textile qui devient texte, nous invitant à déchiffrer patiemment, entre ses mailles serrées, toute la beauté d’un monde réenchanté.
« Aubusson tisse Tolkien », Collège des Bernardins, Paris, du 21 mars au 18 mai 2025.
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