L’amour des chats, ces énigmes à moustaches, a inspiré bien des écrivains. Avec des fortunes inégales, des vers de mirliton au génie baudelairien dans Pour le chat : « Vous avez, quoique enrubanné comme un sachet, /De la férocité plein vos oreilles noires, /Quand vous daignez crisper vos pattes péremptoires/Sur quelque inattendu hochet. » L’héroïne de Claudine s’en va déclarer qu’elle aurait donné dix ans, non pas de sa vie (il ne faut pas exagérer) mais de celle d’un personnage secondaire du roman, pour avoir trouvé l’adjectif « péremptoire ».
Pourquoi citer Colette ? Parce qu’Arthur Habib-Rubinstein a eu l’excellente idée d’extraire de son œuvre tous les passages où il est question des chats, l’une des passions fixes de l’auteur du Blé en herbe. Cette anthologie, toutes griffes dehors, confirme au passage son rang parmi les plus grands écrivains du XXe siècle, statut déjà reconnu de son temps ainsi qu’il est rappelé : « Elle meurt le 3 août 1954, à Paris. L’Église refuse de lui accorder un enterrement religieux mais la République lui accorde des obsèques nationales, les premières pour une femme. »
Le style de Colette, cette langue vivante et souple, toujours sensible, incarnée, doit beaucoup à l’observation de ses animaux favoris ; la phrase se déploie comme un félin à l’étirement : « Le moindre souci vieillit et semble pâlir son très petit visage serré et sans chair, d’un bleu de pluie autour des yeux qui sont d’or pur. Elle a, des amants parfaits, la pudeur, l’effroi des contacts appuyés. Je ne parlerai guère plus d’elle. Tout le reste est silence, fidélité, chocs d’âme, ombre d’une forme d’azur sur le papier bleu qui recueille tout ce que j’écris, passage muet de pattes mouillées d’argent… » (La Naissance du jour) Combien d’années de son existence donnerait-on pour tirer semblable musique des mots les plus simples ?
Célébrer la grâce du chat revient à chanter la beauté du monde
Au milieu des ailurophiles, Colette se distingue par sa jeunesse passée dans un village bourguignon. Nul matou de salon enrubanné parmi Les Chats de ma vie, mais plutôt des bêtes des champs, compagnes des jours ordinaires envers lesquelles la tendresse n’exclut pas une certaine rudesse – au risque de parfois choquer le lecteur contemporain. Le greffier, joli surnom qui unit l’animal à l’écrivain, ne se distingue pas de la nature au sein de laquelle il naît, vit et meurt ; célébrer sa grâce revient à chanter la beauté du monde.
Entre autres exemples, cette entrée en scène dans Les Vrilles de la vigne : « Le soleil descend derrière les sorbiers, grappes de fruits verts qui tournent çà et là au rose aigre. Le jardin se remet lentement d’une longue journée de chaleur dont les molles feuilles de tabac demeurent évanouies. Le bleu des aconits a certainement pâli depuis ce matin, mais les reines-claudes, vertes hier sous leur poudre d’argent, ont toutes, ce soir, une joue d’ambre. L’ombre des pigeons tournoie, énorme, sur le mur tiède de la maison et éveille, d’un coup d’éventail, Nonoche qui dormait dans sa corbeille… »
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La Paix chez les bêtes explore une veine plus inattendue : une chatte vient visiter, au fond des tranchées, un Poilu frigorifié et le convainc que sa fourrure le réchauffera plus efficacement que peau de lapin ou plumes de cygne. La toison enveloppe le visage du soldat et « dans son poil se jouait le vague et pâle arc-en-ciel qu’emprisonnent les aigrettes de verre pilé ». Le réveil du songe d’hiver sera des plus rudes : « Une salve plus proche le mit debout, la main sur son fusil. Fidèle encore à ses songes, fier de son pelage sans pareil, il se jeta dehors. Mais au premier pas il vit s’envoler, en duvet voltigeant, la neige qui, pendant les heures de la nuit, avait chu dans sa hutte mal close et couvert sa barbe. »
Le plus troublant revient cependant à La Chatte, l’histoire d’une rivalité sentimentale, et même d’une lutte à mort pour l’amour d’Alain entre Saha l’animal et Camille la fiancée. La seconde tente secrètement d’assassiner la première (la scène fait penser à Gene Tierney dans Péché mortel, le film de John M. Stahl sorti en 1945). Alain mène l’enquête à la manière d’un précurseur de l’inspecteur Columbo et découvre la vérité. Que croyez-vous qu’il advînt ensuite ? Un indice figure dans La Naissance du jour, déjà cité : « On n’aime pas à la fois les bêtes et les hommes. Je deviens de jour en jour suspecte à mes semblables. Mais s’ils étaient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte… »
Le chat permet d’accéder à un autre rapport au monde
Il ne s’agit pas de promouvoir on ne sait quelle confusion en plaçant un signe d’égalité entre un animal et un humain. Mais d’éprouver, l’auteur de ces lignes peut en témoigner, que la fréquentation des chats permet d’accéder à un autre rapport au monde, à un niveau de conscience supérieur.
D’elle-même, Colette écrivait : « Je puis susciter un chat où il n’y a pas de chat. » Et de son personnage : « La brise de mai passait sur eux, courbait un rosier jaune qui sentait l’ajonc en fleur. Entre la chatte, le rosier, les mésanges par couples et les derniers hannetons, Alain goûta les moments qui échappent à la durée humaine, l’angoisse et l’illusion de s’égarer dans son enfance. Les ormes grandirent démesurément, l’allée élargie se perdit sous les arceaux d’une treille défunte, et comme le dormeur hanté qui choit d’une tour, Alain reprit conscience de sa vingt-quatrième année. » L’amour des chats est source intarissable d’enchantements, les romans de Colette aussi. Ne pas bouder ses plaisirs, lire Les Chats de ma vie.
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