En matière de renoncement scolaire, nous pensions avoir touché le fond. Mais il y a quelques jours, nous avons atteint l’abîme. Aux livres, ils ont choisi les doses. L’École a cédé aux dealers le territoire des enfants – le refuge de l’instruction. Quelles ont été les réactions ? Des mots, toujours des mots, rien que des mots. Madame Borne condamne « avec la plus grande fermeté » et affirme que « l’École ne reculera pas ». Mais qu’on la prévienne : l’École a déjà reculé – ce sont les élèves qui s’en vont et les dealers qui restent. L’École n’est pas qu’un bâti. Elle est un symbole, un phare dans la nuit. C’est l’asile inviolable du savoir, et il est dédié aux enfants. Les vices et les querelles des hommes ne doivent pas y entrer. En cédant une fois de plus, l’École du renoncement franchit un point de non-retour.
Bien sûr, depuis cinquante ans, à gauche comme à droite, des politiciens sans scrupule ont sacrifié l’École. Ils ont abandonné la mission première de transmission du savoir. C’est le premier et le pire des renoncements – celui qui abandonne l’enfant à sa condition de naissance. Des millions d’élèves quittent l’École sans savoir parfaitement lire, écrire, compter ni raisonner. Et pourtant, 90 % d’entre eux auront le bac – un bac dévalué, donné à une majorité de futurs adultes incapables d’élaborer une pensée structurée, incapables de penser par eux-mêmes, incapables de bâtir l’avenir sur des connaissances solides – notamment scientifiques. Ils ont sacrifié l’exigence académique des professeurs. Ils les ont déclassés socialement. Ils les ont arrachés au piédestal de la connaissance, qu’ils se sont acharnés à briser pierre par pierre – reculant à élever les ignorants, ils ont rabaissé ceux qui savent.
Au nom d’un égalitarisme dévoyé, les professeurs ont perdu l’autorité du savoir – la seule qui soit incontestable. Pour bien montrer que professeurs et élèves sont désormais au même niveau, ils ont retiré l’estrade.
L’École n’a pas à introduire l’enfant dans un conflit politique
Mais aussi, et c’est peut-être le pire de tous les renoncements, ils ont moqué le goût de l’effort. Ils ont banni le principe du mérite individuel. Ce principe fondateur de l’École de Jules Ferry et de Jean Jaurès. Celui qui permettait aux enfants des milieux les plus modestes de s’élever socialement par le savoir. Je veux dire par là : non par le mariage, non par la religion, non par opportunisme mais par l’étude, par le travail, par l’intelligence. Pour parachever ce désastre, ils ont ouvert grand les portes aux idéologues et aux fanatiques. Ils leur ont donné les clés du sanctuaire du savoir dédié aux enfants. Aujourd’hui, ce sont eux qui guident les politiques éducatives par soumission ou par conviction. À tous les niveaux : du ministère à la salle de classe. Ils ont fait de l’École ce que Hannah Arendt analysait et dénonçait dans son livre La Crise de l’Éducation : un simple organe de la société politique. Dans sa critique de cette évolution funeste, Arendt explique que c’est un contresens.
L’École n’a pas à introduire l’enfant dans un conflit politique. Quand elle le fait, si elle le fait, elle l’expose à des divisions pour lesquelles il n’est pas encore prêt. Pour Arendt, là réside l’erreur majeure : prendre l’enfant pour un adulte. Alors qu’il est un être en développement auquel il convient de transmettre le monde tel qu’il a été et tel qu’il est. Sans parti pris militant. Ces décennies de renoncements ont disqualifié l’École française. Elles ont disloqué les liens qui structurent les relations entre l’École, les élèves et les parents. Aujourd’hui, l’École française est une institution vidée de son sens. En état de déliquescence avancé. Engluée dans une inertie bureaucratique et politicienne que tentent de masquer des réformes cosmétiques s’évaporant avant même d’avoir touché le réel.
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Alors oui, quand on sacrifie l’espace des élèves aux dealers, quand la République – comme ils disent encore – n’est même plus capable de garantir à l’enfant un droit aussi simple et essentiel que d’aller à l’école en paix, ce n’est pas un simple recul, c’est une capitulation.
La ministre de l’Éducation nationale a considéré qu’elle avait mieux à faire que de tenir tête aux dealers et de montrer à tous que l’École de la « République » est une forteresse bien gardée. Sa priorité était ailleurs. Annoncer le grand plan de l’Éducation nationale contre l’endométriose. En grande pompe avec le Premier ministre François Bayrou. Les Français ont de quoi être fiers. Dès le CM2, vos enfants qui ne savent pas lire seront incollables sur cette maladie féminine.
C’est le triomphe du renoncement. Le règne du tout-accepté, du tout-au-même-niveau. Un monde où rien ne s’élève. Où tout se nivelle. Où l’on ne défend plus rien, pas même les enfants des dealers qui squattent leur cour d’école. Il faudra un courage politique immense pour redonner à notre École l’esprit français, cet esprit cher à Jean Jaurès qui a fait de l’École française un modèle d’exigence et d’élévation sociale copié dans le monde entier. Une École française capable de transmettre avec fierté la place singulière qui a été la sienne, et dont il appartient aux générations futures d’écrire la suite.
Depuis cinquante ans, à gauche comme à droite, des politiciens sans scrupule ont sacrifié l’école
Cet esprit français, si parfaitement retranscrit dans les mots de Jean Jaurès, adressés aux instituteurs en 1888 : « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire, à lire, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Il faut qu’ils sachent quel est le principe de notre grandeur : la fermeté unie à la tendresse. »
Il faut « tout d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie, et que dans n’importe quel livre leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, c’est la clef de tout. Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. » Tout est dit. L’essence et la finalité de l’École de France sont dans ces quelques phrases. Le reste est pur bavardage. La question maintenant est de savoir qui aura la lucidité de réparer ce qu’ils ont détruit par ignorance et calcul politique.
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