Non loin de la Pietà de Michel Ange, à quelques mètres du baldaquin du Bernin, les milliers de fidèles venus se recueillir devant la dépouille du pape François sont éclairés d’une étrange lumière. Dans le chef d’œuvre de la Renaissance que représente la basilique Saint-Pierre de Rome, la foule est entourée d’un puissant halo venu d’un autre temps. Est-ce une lueur intérieure symbole de dénuement et de dégagement de l’éphémère ? Je me penche sur la photo publiée en une d’un grand quotidien italien pour mieux déceler l’origine de cet éclat.
Le rayonnement blanc immaculé illumine les visages. On pourrait presque percevoir un léger murmure qui s’échappe tel un dernier souffle et parcourt les énormes pilastres jumelés de la nef. Soudain, le marmonnement se fait mécanique et technologique. Cliquetis du clavier, crépitement des flashs, les selfies s’enchaînent. Les téléphones portables viennent de mettre en sourdine le bruissement intérieur.
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Andy Warhol a prophétisé qu’avec les mass médias, chacun connaîtrait un jour son quart d’heure de célébrité. Prendre un selfie avec la dépouille du pape, c’est la promesse d’un quart d’heure d’éternité et de milliers de « likes ». Par la grâce d’une photo postée sur les réseaux sociaux, le quidam espère ainsi rejoindre le paradis de la notoriété, ne voyant pas qu’il entre de plain-pied dans l’enfer du narcissisme. L’égocentrisme est une camisole qui vous enserre toute votre existence mais le dieu TikTok reconnaîtra les siens parmi les plus suivis sur le réseau social, se rassurent les aliénés des claviers. Débordés, les agents de sécurité ont tenté sans succès d’empêcher ces prophètes des temps modernes de se photographier tout sourire devant le cercueil ouvert. Rien n’y a fait. Un selfie avec le pape vaut bien une remontrance des carabinieri, à défaut de valoir une messe.
Les selfies, révélateurs d’une humanité ivre d’elle-même
Ce comportement signe à mes yeux la décomposition d’une humanité ivre d’elle-même. Je me demande comment ceux qui ne respectent pas la mort traversent cette vie ? Je les imagine toujours marchant sur un fil, le regard hagard, errant comme un chien sans collier. En pensant à ces atrophiés de l’âme, je ne suis pas loin de me dire que, décidément, tout est fichu.
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Fort heureusement, c’est au moment où tout s’assombrit que jaillit une petite lumière. Sur la photo du journal, je remarque une vieille dame cachée par la forêt de téléphones et de bras tendus. Elle est quasiment pliée en deux tant elle semble écrasée par le poids du moment historique vécu. Son visage raconte la souffrance d’une vie trop ordinaire.
Ma petite dame n’a rien à raconter au dieu TikTok, contrairement aux infatués d’eux-mêmes. Son âge doit avoisiner celui du pape, pourtant, c’est la plus jeune, la plus belle et la plus vivante de tous sur la photo. Elle fait partie de ces gens de peu et de rien qui nous rappellent l’essentiel, à savoir qu’on ne sera pas jugé sur le nombre de followers mais sur l’amour qu’on aura partagé. J’ai l’impression en m’attardant encore sur la photographie que c’est sa première visite à la basilique Saint-Pierre. Je l’imagine davantage dans une petite chapelle romane d’un village pittoresque. Comme le pape François, elle n’est pas à l’aise dans tout ce faste du Vatican. Son Église à elle n’est pas seigneuriale. Je pense d’ailleurs qu’elle n’a jamais versé dans la vénération des papes. Comme François, elle devait être gênée par ceux qui s’agenouillent et font des courbettes aux prélats mondains. Sa religion est plutôt buissonnière que verticale. Ses idées sont simples et claires comme une eau lustrale. Quand on plante les yeux dans son regard, on perçoit quelque chose de profond, un désir de ne pas se laisser emporter par le monde des profanateurs. Elle ne fera pas de selfie de la mort. Elle ose à peine regarder la dépouille du pape, de peur de manquer de respect à l’âme de François.
Ma petite dame ne sera jamais prophète en son pays mais, en attendant, elle a tout compris de l’essence du christianisme, à savoir la conciliation de la vérité et de la beauté.
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