Il y a quelques mois, son nom inspirait l’indifférence. Quand ce n’était pas les rires. Karol Nawrocki ? Un historien austère lisant ses fiches. Un quasi inconnu, sans envergure politique, qui enchaînait les meetings confidentiels dans des gymnases défraîchis et les salles des fêtes aux néons pâles, vestiges lépreux de la République populaire. Les applaudissements cachaient mal l’embarras vis-à-vis de ce figurant égaré d’une campagne trop grande pour lui. On ne prêtait aucun avenir à ce candidat désigné en novembre 2024 par le PiS, le tout puissant parti conservateur polonais. Et pourtant… Dans quelques années, les droites européennes étudieront avec soin cet improbable come-back.
Les médias de Varsovie ricanaient, l’intelligentsia de Cracovie l’enterrait. Mais c’est la Pologne silencieuse qui a eu le dernier mot : Karol Nawrocki a signé la plus magistrale des remontadas de l’histoire postcommuniste du pays. Des voïvodies oubliées jusqu’au sommet de l’État, Karol Nawrocki incarne cette autre Pologne, besogneuse, croyante, tenace. Le pendant d’Europe centrale de cette Middle America qui vote Trump, un homme qu’il admire.
Novice en politique
Nous avions croisé sa route, au JDD, en mars dernier, alors qu’il tenait un meeting à Wieruszow, ville de 8 000 habitants de la voïvodie de Lodz, au centre du pays. Nawrocki avait du mal à remplir la salle de la Maison de la culture, un petit bâtiment sinistre hérité du communisme. Les sondages le donnaient battu au second tour par Rafal Trzaskowski, candidat de la Plateforme civique, le parti pro-européen de Donald Tusk, parfois avec plus de vingt points d’écart. Derrière lui, Slawomir Mentzen, le leader nationaliste de Konfederacja, le talonnait.
On aurait dû accorder plus d’attention à ces quelques babioles en vente sur un modeste stand du PiS. Parmi elles, un tee-shirt détournait son nom en clin d’œil : « Now Rocky. » Un jeu de mots révélateur, rappelant que Karol Nawrocki fut, dans sa jeunesse, champion de boxe en Poméranie. Comme un certain Balboa, il est monté sur des rings sans éclat, sans craindre le ridicule. Et, contre toute attente, il a fini par gagner.
Ancien footballeur, passé par le KS Gedania puis capitaine de l’Ex Siedlce Gdansk, deux clubs de sa ville natale, Nawrocki a conservé l’allure sculptée de ses années de sport : dos droit, traits saillants, démarche assurée. Un physique aux antipodes de celui de son mentor, Jaroslaw Kaczynski, l’inamovible président du PiS, qui règne depuis vingt ans sur la droite polonaise. À 76 ans, Kaczynski reste cet homme discret, de petite taille, au visage fatigué, souvent perçu comme fragile. À 42 ans, Nawrocki, quant à lui, donne toujours l’impression de sortir d’une séance de musculation.
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Des « erreurs de jeunesse »
La presse polonaise a fouillé dans ses poubelles. Nawrocki n’était, selon elle, qu’un voyou, une marionnette aux mains de Kaczynski. Fils d’un fraiseur parti travailler en Grande-Bretagne, élevé par une mère au foyer qui reliait des livres pour joindre les deux bouts, il ne pouvait qu’avoir des choses à cacher.
Pour payer ses études d’histoire, le jeune Nawrocki travaille comme vigile au Grand Hôtel de Sopot, une station balnéaire huppée sur la Baltique. Entre 2003 et 2008, selon un reportage publié par le site onet.pl – sans preuves tangibles –, il aurait organisé un réseau d’escorting pour certains clients de l’établissement, prélevant un pourcentage sur chaque passe. En 2009, c’est son nom qui apparaît dans une ustawka, une rixe organisée entre supporters : 70 hommes de Lechia Gdansk contre 70 autres du Lech Poznan. Nawrocki aurait été au cœur de l’affrontement. Le portrait qui s’impose alors, dans la presse de gauche, est celui d’un « hooligan des bois », proxénète de palace, voyou à demi-repenti. « Des erreurs de jeunesse », dit-il.
« Je suis un être de chair et de sang. Je suis l’un des vôtres »
Il y eut aussi cette affaire d’appartement, qui a pu entacher sa campagne, sans jamais vraiment l’empoisonner. Un logement acquis auprès d’un vieil homme handicapé, en échange de la promesse qu’il serait soigné jusqu’à la fin de ses jours. Mais l’histoire a tourné court : le vieillard fut retrouvé plus tard dans une maison de retraite et n’a jamais reçu l’aide promise. Face à la polémique, l’ex-boxeur a finalement cédé l’appartement à une organisation caritative.
Nawrocki n’est certes pas un ange. S’il n’a pas le vernis lisse d’Andrzej Duda, le président sortant, il n’a pas non plus la brutalité que ses adversaires ont voulu lui prêter. Pendant sa campagne, il n’a eu de cesse de rappeler son ancrage : « Je suis un être de chair et de sang. Je suis l’un des vôtres. »
Historien de formation, il a consacré sa thèse de doctorat à l’opposition anticommuniste dans le nord-est de la Pologne, un territoire rude où les souvenirs des persécutions sont encore vifs. En 2017, c’est à lui que l’on confie la direction du musée de la Seconde Guerre mondiale, institution née sous l’égide des proches de Donald Tusk. Kaczynski, qui voit en lui plus qu’un exécutant, lui assigne alors comme tâche de redonner à l’exposition permanente les couleurs d’un récit national plus patriotique. Il s’y attèle avec brio.
Un chapitre étranger s’invite dans son parcours. En 2018, il sort un livre, sous le pseudonyme de Tadeusz Batyr, une biographie du gangster polonais Nikodem Skotarczak, alias « Nikos », figure du crime organisé sous le régime communiste. Lors d’une interview diffusée à la télévision publique polonaise TVP en 2018, « Batyr », visage flouté et voix modifiée, déclare que « Karol Nawrocki l’avait inspiré ». La révélation, faite en mars dernier, n’a suscité ni enquête, ni remous durables.
Marié à Marta depuis 2010, Nawrocki élève trois enfants : Antoni, Katarzyna et Daniel, l’aîné, né d’une précédente relation de Marta
En 2021, Nawrocki a pris les rênes de l’Institut de la mémoire nationale, porté à sa tête par un vote de la Diète, dominée alors par le PiS. Nawrocki y traque les crimes commis sous les régimes nazi et communiste entre 1917 et 1990, rassemble et préserve les archives de cette mémoire meurtrie, engage des poursuites judiciaires contre les responsables identifiés. En février 2024, Karol Nawrocki est même inscrit par Moscou sur la liste des personnes recherchées. À la tête de l’Institut de la mémoire nationale, il déboulonne les statues soviétiques, des « monuments de la honte », disait-il en octobre 2022, en supervisant leur démolition. « Les Soviétiques n’ont pas libéré, ils ont asservi ! »
L’homme des combats publics mène, à l’abri des projecteurs, une vie familiale construite sur d’autres engagements. Marié à Marta depuis 2010, Nawrocki élève trois enfants : Antoni, Katarzyna et Daniel, l’aîné, né d’une précédente relation de Marta. Il rencontre sa future épouse dans un escalier alors qu’elle est encore lycéenne et déjà mère. Loin de fuir cette responsabilité, il reconnaît Daniel comme son propre fils et l’adopte légalement. Le soir de la victoire, plusieurs figures de la gauche polonaise ont raillé Katarzyna, 7 ans, fillette rondelette qui dessinait des cœurs avec la main en direction de la foule. « Kasia », comme son père, ne s’est pas laissé démonter et est devenue une coqueluche des réseaux sociaux.
La liberté est une ligne de force chez Nawrocki – et elle pourrait bien tourner au cauchemar pour Kaczynski. Le patron du PiS a tenté de placer ses hommes au sein de la future chancellerie présidentielle, ses yeux, ses oreilles en somme. Nawrocki, plus conservateur, plus droitier encore que ses parrains, les a repoussés. Pour l’instant, un intérêt commun les unit : faire chuter le gouvernement Tusk avant les législatives, dans deux ans. Et pour cela, le président élu, qui prendra ses fonctions en août, a encore besoin de la machine PiS, de ses réseaux, de son pouvoir de nuisance. Mais après ? L’élection n’était qu’un premier round. Et sur le ring de la politique polonaise, Nawrocki n’a plus l’intention de boxer pour un autre.
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