Le JDD. Votre livre recense les différents cas manifestes d’antisémitisme « de gauche ». Quelle forme cet antisémitisme prend-il, selon vous ? Est-il récent ?
Philippe Val. Il serait plus juste de distinguer deux gauches, en réalité. La gauche dite « libérale » ne s’est jamais commise avec l’antisémitisme. La gauche dite « radicale », héritière de la Terreur et de Robespierre, est quant à elle très vite compatible avec les thèses antisémites. Au XIXe siècle, elle va même participer à la sécularisation d’un antisémitisme religieux. Les penseurs socialistes ou anarchistes du XIXe siècle, tels que Proudhon et Blanqui, mais aussi Karl Marx – pourtant lui-même issu d’une famille juive convertie au protestantisme – sont les principales figures de cet antisémitisme de gauche. On a tendance à l’oublier, mais l’un des premiers textes importants de Marx, Sur la question juive, publié en 1844, est profondément antisémite.
« Depuis le 7-Octobre, jamais les juifs n’ont été autant menacés »
Ce texte sécularise l’antisémitisme et fonde les bases de l’antisémitisme moderne, qui sera repris des années plus tard par l’extrême droite nationaliste puis par le nazisme. Dans Mein Kampf, Hitler reprend les « arguments » marxiens du juif cosmopolite, cupide, déraciné, parasite, spéculateur. Cet imaginaire est resté très longtemps intact dans le préconscient de la gauche extrême et communiste. D’ailleurs, après la découverte de l’Holocauste, le seul pays où l’on voit réapparaître un antisémitisme d’État, c’est l’URSS, avec le « complot des blouses blanches » en 1953 et l’assassinat des médecins juifs accusés à tort d’avoir tué des dirigeants soviétiques. En France, le silence des intellectuels d’extrême gauche, formés autour de Jean-Paul Sartre et qui ne pouvaient pas ne pas savoir, est à l’époque assourdissant.
« À l’antisémitisme religieux d’avant-hier, à l’antisémitisme idéologique d’hier, a succédé l’antisémitisme géopolitique d’aujourd’hui », écrivez-vous. La critique d’Israël est-elle aujourd’hui la principale porte d’entrée des propos et positions antisémites ?
En octobre 1972, un mois après l’attentat des Jeux olympiques de Munich commis par l’organisation terroriste palestinienne Septembre noir, dans lequel onze athlètes israéliens ont été assassinés, Jean-Paul Sartre écrit dans le journal maoïste La Cause du peuple que « la seule arme dont disposent les Palestiniens est le terrorisme ». Le philosophe Vladimir Jankélévitch dénonce alors à raison l’antisionisme comme un nouvel avatar, déguisé mais non moins réel, de l’antisémitisme. Après la Seconde Guerre mondiale, pour passer inaperçu, l’antisémitisme devient donc géopolitique. Il faut préciser que l’antisionisme, ce n’est pas la critique de la politique de Netanyahou, qui est légitime par ailleurs ; l’antisionisme, c’est le fait de refuser à un patriote israélien d’être patriote, autrement dit de dénier l’existence de la nation israélienne. Cela n’a rien à voir avec les idées politiques, qu’on peut toujours discuter. Ceux qui doutent encore que l’antisionisme est une nouvelle forme d’antisémitisme ne veulent pas voir que deux et deux font quatre.
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Qu’est-ce qui distingue, selon vous, l’antisémitisme de gauche de l’antisémitisme d’extrême droite ?
L’antisémitisme de l’extrême droite a deux sources. La première est d’ordre religieux : c’est l’idée du « peuple déicide ». Mais le concile Vatican II a coupé l’herbe sous le pied de cette théorie en 1965 en interdisant toute formule selon laquelle les juifs seraient responsables de la mort de Jésus. L’Église dit donc formellement que l’antisémitisme est un péché, une faute devant Dieu. Il faut saluer cet examen de conscience remarquable, impulsé par le pape Jean XXIII et qui a permis de condamner une fable longtemps propagée notamment par l’Évangile selon saint Jean, ainsi que par les épîtres de Paul. Entre parenthèses, j’aimerais bien que d’autres religions prennent modèle sur l’Église à ce sujet-là. L’antisémitisme d’extrême droite est par ailleurs d’origine sociale : il est nourri d’un antisémitisme sécularisé.
L’ultranationalisme ne peut que détester l’image construite du juif cosmopolite, qui n’a de racines que dans l’argent et la spéculation. Les valeurs défendues par l’extrême droite nationaliste sont hostiles à cela. Sur la question juive, il y a longtemps eu un voisinage entre l’extrême gauche et l’extrême droite. Cette idéologie a d’ailleurs été qualifiée de « rouge-brune » dans les années 1980. Militants communistes et ultranationalistes se retrouvaient dans une haine commune du « juif ».
Le dessinateur Joann Sfar a affirmé dans les colonnes du journal Le Monde qu’il existait aujourd’hui en France un parti politique « ouvertement antijuif », faisant allusion à La France insoumise. Êtes-vous d’accord avec lui ?
Oui, incontestablement, La France insoumise est aujourd’hui un parti antijuif. Peut-être est-ce pour des raisons purement électoralistes, même si je pense que certains membres de La France insoumise ont fini par devenir authentiquement antisémites. Il n’y a pas de différence entre opportunisme politique et foi sincère dans ces cas-là. Le bénéfice électoral qu’on en tire fait qu’on y croit de plus en plus. Personnellement, je ne suis pas le psychanalyste de qui que ce soit, et encore moins de Jean-Luc Mélenchon. Je préfère me contenter de ce qu’il livre au public. Les différentes sorties de Mélenchon sur les questions liées à Israël ou aux juifs sont des « contenus manifestes », pour utiliser un terme cher à Freud justement. Ce ne sont pas des choses latentes ou inconscientes. Or, chez Jean-Luc Mélenchon, le contenu manifeste est antisémite. Il faut le dire clairement.
Dans une tribune récente, le rabbin Delphine Horvilleur a dénoncé la « faillite morale » du gouvernement israélien dans la guerre menée à Gaza — un texte salué par Joann Sfar et Anne Sinclair notamment. Partagez-vous cette indignation ?
Je pense que ce n’est pas le bon moment pour prendre une telle position. Je ne dis pas qu’elle n’est pas fondée, mais je dis qu’il faut se méfier de la communication de guerre des deux côtés. Ma première préoccupation concerne la France : depuis le 7-Octobre, jamais les juifs n’ont été autant menacés, insultés ou agressés dans notre pays. Cela au prétexte qu’ils seraient responsables, en tant que juifs, de la guerre menée dans la bande de Gaza. Dans un contexte de guerre, je pense donc que ce n’est pas du tout le moment d’accabler Israël car tout ce qui accable aujourd’hui Israël accable en même temps les juifs en France. Or, la seule chose que je vois et qui m’inquiète, c’est la situation des juifs en France. Je n’ai jamais pensé qu’un jour, dans mon propre pays, les juifs auraient des problèmes de sécurité et vivraient dans la peur.

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