Retards de langage, troubles du sommeil, de l’alimentation, du comportement… L’exposition précoce aux écrans affecte profondément le développement des jeunes enfants. Une réalité que le docteur Sylvie Dieu-Osika, pédiatre spécialiste des troubles du développement liés à la surexposition numérique et coauteure de L’enfant-écran (Grasset), observe quotidiennement dans son cabinet. « Je vois des enfants de 3 ou 4 ans qui ne parlent pas du tout, ou s’expriment dans un langage appauvri, mécanique, hérité des vidéos qu’ils visionnent en boucle, témoigne-t-elle. Incapables de se calmer seuls ou de porter attention à ce qui les entoure, ils présentent des fragilités sur tous les plans : relationnel, émotionnel, cognitif et sensoriel. »
Cela fait des années que les alertes s’accumulent. Dès 2008, le psychiatre Serge Tisseron posait déjà une règle simple : pas d’écran avant 3 ans. Dix ans plus tard, la sénatrice centriste Catherine Morin-Desailly déposait une proposition de loi visant à encadrer l’exposition des tout-petits. Le texte, pourtant appuyé sur de solides travaux scientifiques, est resté lettre morte – jamais inscrit à l’ordre du jour parlementaire. Il aura fallu attendre 2024, et la publication du rapport « À la recherche du temps perdu » commandé par Emmanuel Macron, pour que le sujet regagne du terrain dans le débat public. Dimanche dernier, dans les colonnes du JDD, la ministre de la Santé Catherine Vautrin a franchi un cap en annonçant vouloir interdire les écrans pour les enfants de moins de 3 ans. « Il s’agit de donner des repères aux parents, d’insuffler l’idée que ça ne se fait pas », a expliqué la ministre. Concrètement, un décret interdira les écrans dans les lieux d’accueil des moins de 3 ans. La mesure sera accompagnée d’actions de sensibilisation via la CAF et la Caisse d’assurance maladie, de messages dans le carnet de santé ainsi que d’une campagne nationale de communication.
L’enjeu est d’autant plus urgent que l’usage des écrans chez les tout-petits est massif. Selon les données issues de la cohorte française ELFE, publiées entre 2013 et 2023, près de neuf enfants sur dix sont exposés aux écrans dès l’âge de 2 ans. En 2013, leur temps d’écran quotidien moyen s’élève déjà à 56 minutes. Il passe à 1 h 20 à 3 ans et demi (2014-2015).
« On place entre les mains des tout-petits des écrans en laissant croire aux parents qu’ils sont pédagogiques et éducatifs. Or, c’est totalement faux »
« On place entre les mains des tout-petits des écrans en laissant croire aux parents qu’ils sont pédagogiques et éducatifs. Ce discours a longtemps été relayé par certains experts affirmant qu’un enfant pouvait apprendre l’alphabet ou à compter grâce à une tablette ou un écran nomade, commente le docteur Sylvie Dieu Osika. Or, c’est totalement faux. Aucune application, aussi bien conçue soit-elle, n’apporte de bénéfice réel à un enfant de moins de 3 ans, et très peu à un enfant de moins de 6 ans. » Mais si les écrans envahissent si vite le quotidien des bébés, c’est aussi parce que les parents eux-mêmes y sont accros. Fatigue, télétravail, manque de relais… « Au départ, on laisse quelques minutes pour souffler. Et très vite, l’écran s’impose. Il capte l’attention, apaise, distrait et dès qu’on l’éteint, l’enfant s’énerve. Alors on cède. Cinq minutes deviennent dix, puis trente, puis une heure. Et on se rassure : “il mange bien devant la télé”, “il s’endort avec une comptine” », poursuit la spécialiste. C’est ainsi que la « nounou numérique » s’installe. Plus intrusive que la télévision d’autrefois, cette présence connectée repose sur des algorithmes conçus pour fidéliser, efficaces même sur un enfant de 18 mois.
Or, ces premières années jouent un rôle essentiel dans le développement global de l’enfant. « De la naissance à 6 ans, l’enfant construit les fondations invisibles de son développement : tout ce qui lui permettra plus tard d’apprendre à lire, écrire, compter, mais aussi de se situer dans le monde. Ces bases se forgent dans la relation aux autres et au réel. Le jeune enfant a besoin d’interactions humaines riches : des échanges, des regards, une voix qui lui répond. Il a aussi besoin d’explorer le monde par ses sens, de toucher, manipuler, expérimenter pour structurer sa pensée. Les écrans viennent fragiliser ce processus essentiel. En réduisant les interactions et le contact avec la réalité, ils court-circuitent cette construction fondamentale, au moment même où l’enfant en a le plus besoin », éclaire Justine Fesneau, fondatrice de l’association Pas à pas l’enfant, qui aide les parents à renouer avec des pratiques simples et essentielles pour accompagner le développement de leur enfant, loin des écrans.
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L’association coanime des ateliers parents-enfants dans les crèches, relais petite enfance ou accueils de loisirs. Fondamentales, ces activités proposées sont à la portée de tous. « Ce sont souvent des activités simples, qui sont de plus en plus délaissées, qui font grandir un enfant : écouter une histoire racontée par ses parents, jouer librement, manipuler de vrais objets, interagir avec un adulte, rappelle Justine Fesneau. Les tout-petits ont besoin de temps, de présence, de simplicité. Ce sont ces gestes ordinaires du quotidien mais essentiels qu’il faut remettre au cœur de l’attention des parents, plutôt que de les noyer sous des injonctions. »
Pour les deux spécialistes, l’initiative de la ministre de la Santé constitue un tournant important. « En posant un cadre clair, même sans contrôle dans chaque foyer, on reconnaît enfin un véritable enjeu de santé publique, souligne la pédiatre. Ce message peut devenir un levier puissant pour faire évoluer les pratiques familiales. Il y a trente ans, on fumait sans scrupule avec un bébé dans les bras. Aujourd’hui, c’est impensable. Il faut le même basculement culturel avec les écrans. »
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