Le 9 juin 2023, la première loi encadrant l’influence commerciale sur les réseaux sociaux est promulguée. Deux ans après, le nombre d’influenceurs a doublé en France (de 150 000 à 300 000). Mais si ceux qui vivent principalement de cette activité sont de plus en plus nombreux (28 % en 2024 contre 15 % en 2021), les deux tiers des créateurs de contenu gagnent moins de 5 000 euros par an.
Quel est le point commun entre la fondatrice de Milia Matcha, qui commercialise depuis fin 2023 du thé matcha (3 millions d’euros de chiffre d’affaires la première année), la chanteuse Styleto, nommée en février 2025 aux Victoires de la musique, ou encore le duo des Pachas, qui a fait salle comble à l’Olympia de Paris fin 2024 ? Leur rampe de lancement : ils ont commencé sur les réseaux sociaux.
Un métier d’homme-sandwich
Le principe est simple : l’influenceur, ou « créateur de contenu », apporte du flux à un réseau social, dont la véritable raison d’être est de collecter des données afin de les exploiter. Et pour vivre des réseaux sociaux, l’influenceur doit être un homme-sandwich. Il peut gagner de l’argent par le biais d’annonces publicitaires diffusées sur ses vidéos. Mais en plus de la pub, TikTok paye parfois directement les influenceurs. Ces derniers pourront surtout négocier avec des marques et inclure dans leurs contenus des sponsors ou des liens par affiliation (l’audience clique et ils touchent une commission).
Les plateformes sont très inventives pour rendre les créateurs de contenu toujours plus actifs et leur audience, plus acheteuse. Afin d’attirer plus de jeunes sur Instagram, Meta teste par exemple actuellement aux États-Unis le dispositif Referrals (l’influenceur peut amasser jusqu’à 20 000 dollars, notamment via des bonus de 100 dollars chaque fois qu’un compte Instagram est créé via l’un de ses liens).
Elle n’est pas influenceuse mais a misé dessus
Depuis le 31 mars, il est possible d’acheter des produits sur TikTok sans quitter l’appli, poussant encore plus loin la confusion entre distraction et consommation impulsive. Vendre les produits des autres fait partie du business des influenceurs, mais s’il s’agit des leurs ? Camille Becerra est une entrepreneuse « traditionnelle ». Après trois ans de préparation, elle a créé en 2019 son entreprise d’e-commerce de thé matcha, Anatae, aujourd’hui la première marque française du secteur. Elle n’est pas influenceuse mais a misé dessus. En 2023, elle a commencé à rémunérer deux influenceuses… avant que chacune d’elles ne lance sa propre marque de matcha.
La suite après cette publicité
Cet opportunisme – le matcha est une tendance qui a explosé sur les réseaux sociaux – pose la question du talent, de la persévérance et donc de la pérennité. « Commencer fort via les réseaux est un vrai handicap parce qu’on ne sait pas comment fonctionne une entreprise. J’ai beaucoup appris quand il y avait peu d’enjeux », confie Camille. Elle concède cependant que démarrer un business en étant influenceur permet de faire de substantielles économies : « Mon budget annuel “influence” est à six chiffres. »
Inversion de la logique du succès
Pour ancrer son entreprise, elle a développé une clientèle de professionnels qui représente 35 % de son chiffre d’affaires (restaurants, épiceries…). Elle les a convaincus, la confiance est là. « Il ne faut pas se tromper de priorité. Créer une entreprise demande du temps et des compétences, qui passeront avant l’influence », martèle Pauline Laigneau, diplômée de Normale sup et HEC, qui a cofondé en 2011 la maison de joaillerie Gemmyo.
Elle anime depuis 2018 un podcast sur l’entrepreneuriat qui l’a menée à la création d’un organisme de formation, Demian : « Les gens y achètent la confiance qu’ils me portent, établie sur mon parcours et sur les valeurs que j’exprime. » Avec le seul bouche à oreille. Ce qui est visiblement plus qualitatif qu’un quota d’abonnés : l’influenceuse Sanaa El Mahalli (dite « Sananas »), forte de 3 millions d’abonnés sur YouTube, a lancé en juin 2021 une marque de cosmétiques, arrêtée six mois plus tard, faute de pouvoir tout gérer seule.
D’autres y parviennent pourtant : Andie Tendero, plus connue sous le nom d’Andie Ella (667 000 abonnés sur YouTube), y arrive avec Milia Matcha. Serait-elle mieux entourée ? Peut-être, mais le quotidien reste lourd. Son produit ne répond pas à une demande, mais à une mode : elle se retrouve à mêler, sur ses réseaux, la promotion de ses produits comme ceux d’autres marques, entrecoupée de contenus « détente » (confidences, coups de cœur culinaires…), une nébuleuse autour de son business.
« C’est un phénomène classique, mais amplifié dans l’espace numérique »
Les « influ-entrepreneurs » inversent la logique du monde réel, dans lequel c’est le succès qui mène à l’intérêt pour la personne. Eux misent sur l’intérêt qu’on leur porte pour construire un succès. Mais la stratégie est virtuelle, et l’intimité qu’ils partagent est un leurre. Si l’influenceur sollicite les interactions, c’est parce que cet engagement fait remonter ses vidéos dans l’algorithme, rien de plus. « Il s’agit d’une relation dite parasociale, c’est-à-dire tissée unilatéralement avec une figure médiatisée, explique un psychologue du travail. C’est un phénomène classique, mais amplifié dans l’espace numérique. Les microcontacts répétés, par exemple, créent un sentiment de lien réel et une réponse émotionnelle qui est proche d’un attachement authentique. »
Entre data et algorithmes
Catalyseurs d’émotions, les réseaux brouillent les repères. « Le nombre d’abonnés fait autorité : on confond la réputation, ou validation sociale, avec le sérieux », illustre Pauline Laigneau. Le fanatisme n’est pas loin. « On peut parfois lire sous certaines vidéos des commentaires comme : “Je n’aime pas le matcha mais comme c’est ta marque je vais l’acheter” », pointe Camille Becerra.
Est-ce à dire qu’entre communauté et communautarisme il n’y aurait que quelques clics ? La surexposition aux écrans et la sursollicitation – de contenus imprégnés de neuromarketing (qui exploite les biais cognitifs et se nourrit de psychologie) – altèrent la réflexion. Elles n’ont qu’un but : pousser à l’achat ou à l’adhésion.
Via un séduisant Narcisse qui, si l’on se penche un peu plus avec lui sur son reflet, ne se mire plus dans l’eau claire d’une source mais dans un océan insondable (de data et d’algorithmes) balayé par deux vents dominants : la société de consommation et l’idéologie.
Source : Lire Plus





