Le JDD. Comment les services secrets russes sont-ils parvenus à contrôler l’État profond du pays ? Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Yuri Felshtinsky. Pendant les années de l’Union soviétique, le Parti communiste (PCUS) dirigeait l’État, allouant des fonds du budget public à toutes les structures pour leur permettre d’exister et de travailler. Le KGB (Comité pour la sécurité de l’État) était l’une de ces nombreuses structures, très grande, puissante et effrayante, mais comme tout le monde, il recevait un budget pour ses activités et, formellement parlant, n’avait rien à voir avec la gestion de l’État. En 1991, l’Union soviétique s’effondre et le monopole du PCUS sur la gestion de l’État avec lui. Le KGB devient alors le FSB. En 2000, avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, ancien directeur du FSB, le système change radicalement. Le FSB dispose de toutes les ressources de la Fédération de Russie. Aujourd’hui, il ne se contente pas de contrôler la vie de l’État. Il est l’État. La Russie est le seul pays dans lequel un service de renseignements est au pouvoir.
Votre dernier livre offre un aperçu de l’influence de la Russie aux États-Unis. Les services de renseignements russes ont-ils véritablement essayé d’enrôler Donald Trump dans les années 1980 ?
Il a récemment été rapporté que Donald Trump avait été recruté par le KGB dans les années 1980 lorsqu’il s’était rendu en URSS à l’invitation de dirigeants soviétiques. Il n’existe aucune preuve juridique formelle de cette information et il ne peut y en avoir, car le KGB ne met jamais ses agents en évidence. Il est pratiquement impossible de prouver devant un tribunal que telle ou telle personne a été recrutée par des services de renseignements étrangers et qu’elle est un agent de ces services. Il est donc erroné de s’engager dans cette voie et d’essayer de déterminer si Donald Trump est un agent ou non. J’ai eu une conversation très longue et détaillée à ce sujet avec le général du KGB Oleg Kalouguine, qui est le transfuge le plus haut placé et qui réside depuis longtemps à Washington.
Il m’a dit qu’il avait eu entre les mains le dossier opérationnel du KGB sur Trump, qui montrait que ce dernier avait été « dirigé » et que les services avaient manifestement essayé de le recruter lorsqu’il se trouvait en URSS. Mais Kalouguine ne savait pas si Trump avait été recruté à la suite de ces tentatives. C’est du moins ce qu’il m’a dit, tout en soulignant que la divulgation d’informations classifiées est mortelle pour les anciens officiers de renseignement. C’est ce qu’il est arrivé à Alexandre Litvinenko, assassiné à Londres en 2006 [ex-lieutenant-colonel du FSB devenu lanceur d’alerte, empoisonné au polonium 210 six ans après son arrivée au Royaume-Uni, NDLR].
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« Le FSB ne se contente pas de contrôler l’État. Il est l’État »
Il est donc préférable de se concentrer sur ce que nous savons de manière fiable. Dès 2000, Trump a annoncé qu’il envisageait de se présenter à la présidence des États-Unis ; à partir de 2007, il a commencé à recevoir des sommes d’argent colossales de diverses manières de la part des Russes. Cela est prouvé, et par ailleurs Trump n’a jamais fait mystère de ce financement. Mais il est très important de comprendre que pour Poutine, ancien officier du KGB et ancien directeur du FSB, un homme d’affaires ou un politicien candidat à la présidence qui accepte de l’argent russe est un « agent russe ». Cela s’applique à Trump, à l’ancien président tchèque Milos Zeman, à l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, au Premier ministre slovaque Robert Fico, et à bien d’autres encore.
Poutine a récemment déclaré qu’il était prêt à rencontrer Zelensky « dans les dernières étapes des négociations ». Du point de vue russe, quelles sont les conditions des négociations ?
Poutine peut faire la guerre pendant assez longtemps, il dispose de ressources humaines importantes et il ne se soucie pas du tout du nombre de soldats perdus par son armée. En Russie, la vie humaine ne coûte traditionnellement rien. Par ailleurs, la Russie produit beaucoup d’armes et lorsqu’elle n’en a pas assez, ses alliés – l’Iran, la Corée du Nord et la Chine – l’aident. Elle a de l’argent, car la Russie vend avec succès du pétrole et du gaz sur le marché mondial en dépit des sanctions. Et la guerre elle-même se déroule presque entièrement sur le territoire de l’Ukraine, sans la moindre incidence pour les citoyens russes, en particulier à Moscou. Dans ces conditions, Poutine n’est pas intéressé par la paix et les négociations. Il n’en a pas besoin. Il a besoin de l’Ukraine, non pas partiellement, mais totalement. Et il est difficile pour l’Ukraine de renverser la situation sur le front.
Jusqu’à présent, Poutine a proposé à l’Ukraine des conditions impossibles à tenir : la démission de Zelensky et la tenue d’élections, la concession d’un certain nombre de territoires à la Russie, la démobilisation de l’armée, le refus d’adhérer à l’Otan, etc. Seul un pays signant un acte de capitulation inconditionnelle peut les accepter. Or, l’Ukraine n’a pas l’intention de capituler.
Y a-t-il d’autres circonstances qui pourraient forcer la Russie à mettre fin à la guerre ?
Il y en a certainement. Il y en a eu en mars 2014 et en février 2022. Elles existent toujours aujourd’hui : fermeture du ciel ukrainien par les forces de l’Otan (avec ou sans la participation des États-Unis), transfert d’armes modernes, y compris de missiles à longue portée, à l’Ukraine, autorisation pour les alliés d’utiliser ces armes pour frapper le territoire de l’ennemi, y compris Moscou – ou même à partir de Moscou. Je ne vois pas d’autres cas de figure possibles.
Que se passera-t-il après Poutine ? Comment voyez-vous l’avenir de la Russie ?
Beaucoup espèrent que cette guerre se terminera avec le départ ou la mort de Poutine. Mais compter sur la mort de Poutine me semble peu sérieux. Poutine est au pouvoir depuis vingt-cinq ans. Il est relativement jeune et en bonne santé. Toutes les rumeurs concernant ses maladies sont des désinformations dont on nous abreuve délibérément afin d’affaiblir notre vigilance et notre volonté de résistance. Nous devrions plutôt supposer qu’il gouvernera jusqu’en 2036, comme il l’a promis. Cela représente encore onze ans de guerre. Mais même si Poutine quitte l’arène politique, un nouveau dirigeant du FSB prendra le pouvoir et dirigera la Russie pendant les vingt-cinq prochaines années. Supposer que le FSB, en tant qu’agence, puisse abandonner le contrôle de la Russie à quelqu’un d’autre, c’est perdre le sens des réalités. Je suis toutefois convaincu que la Russie peut avoir un avenir si elle renonce pour l’éternité à cette guerre et à ses ambitions impériales.

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